Linguistique amazighe

La pragmatique par Armengaud Françoise

La pragmatique

par Armengaud Françoise, chapitre « Introduction »,  La pragmatique, Paris, PUF, «Que sais-je ?», 2007, [pp. 3-14].

« La pragmatique est à la base de toute la linguistique. »

Rudolf Carnap.

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La pragmatique est d’abord une tentative pour répondre à des questions comme celles-ci : Que faisons-nous lorsque nous parlons ? Que disons-nous exactement lorsque nous parlons ? Pourquoi demandons-nous à notre voisin de table s’il peut nous passer l’aïoli, alors qu’il est manifeste et flagrant qu’il le peut ?Qui parle et à qui ? Qui parle et avec qui ? Qui parle et pour qui ? Qui crois-tu que je suis pour que tu me parles ainsi ? Qu’avons-nous besoin de savoir pour que telle ou telle phrase cesse d’être ambiguë ? Qu’est-ce qu’une promesse ? Comment peut-on avoir dit autre chose que ce que l’on voulait dire ? Peut-on se fier au sens littéral d’un propos ? Quels sont les usages du langage ? Dans quelle mesure la réalité humaine est-elle déterminée par sa capacité de langage ?

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On trouve des considérations pragmatiques chez deux types de penseurs. En premier lieu chez ceux qui s’attachent à la détermination de la vérité des phrases et qui butent, s’agissant du langage de tous les jours et des phrases de ce que l’on appelle les « langues naturelles », sur des obstacles comme la présence d’un « je » ou d’un « tu » qu’il faut d’abord identifier pour déterminer le sens. Ils rencontrent comme un écran tout le rôle joué par le contexte d’échange des propos dans l’élaboration du contenu significatif. Ce sont à des degrés divers les logiciens philosophes : Frege, Russell, Carnap, Bar-Hillel, Quine. Ils abordent la dimension pragmatique, c’est-à-dire la prise en compte des locuteurs et au contexte,comme quelque chose qu’il convient de maîtriser, soit que la langue canonique de la science doive s’en écarter (Frege, Carnap), soit qu’il faille la résorber par élimination ou embrigadement (Russell, Quine), soit qu’il faille la traiter, parfois avec l’astuce d’un judoka (Montague, Gochet).

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En second lieu, des réflexions voisines de la pragmatique apparaissent chez ceux qui depuis toujours se sont intéressés aux effets du discours sur les locuteurs-auditeurs : sociologues, psychothérapeutes, spécialistes de la rhétorique, praticiens de la communication, linguistes de l’analyse du discours : Perelman, Ducrot, Bourdieu, Kerbrat, Watzlawick et al. Ils sont fort proches généralement de l’une des sources de la pragmatique. La maxime pragmatiste de Peirce dit bien que la production triadique de la signification est orientée vers l’action, et que l’idée que nous nous faisons des choses n’est que la somme des effets que nous concevons comme possibles à partir de ces choses.

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Il y a enfin une autre catégorie de théoriciens. Ceux qui d’emblée lient la signification d’un mot ou d’une phrase à son usage (Wittgenstein, Strawson). Qui ont fait du langage ordinaire leur jardin des délices pour de subtiles analyses (Austin, Searle). Ou qui voient dans la pragmatique l’instrument technique adéquat pour étayer le renouvellement d’une philosophie transcendantale de la communication (Apel, Habermas) ou de la relation interlocutive (Jacques). C’est pour ces derniers que la pragmatique est quelque chose de central et d’essentiel.

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Mais la pragmatique elle-même, comment la définir ?

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La plus ancienne définition est celle donnée par Morris en 1938 : la pragmatique est cette partie de la sémiotique qui traite du rapport entre les signes et les usagers des signes. Définition très vaste, qui déborde le domaine linguistique (vers la sémiotique) et le domaine humain (vers l’animal et la machine).

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Une définition linguistique est donnée par Anne-Marie Diller et François Récanati : la pragmatique « étudie l’utilisation du langage dans le discours, et les marques spécifiques qui, dans la langue, attestent sa vocation discursive ». Selon eux, comme la sémantique, la pragmatique s’occupe du sens. Elle s’en occupe pour certaines formes linguistiques telles que leur sens n’est déterminable que par leur utilisation.

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Une définition intégrante apparaît sous la plume de Francis Jacques : « La pragmatique aborde le langage comme phénomène à la fois discursif, communicatif et social. » Le langage est conçu par elle comme un ensemble intersubjectif de signes dont l’usage est déterminé par des règles partagées. Elle concerne« l’ensemble des conditions de possibilité du discours ».

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Comment le point de vue pragmatique est-il apparu ?

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L’étude des signes et du langage au xxe siècle s’est distribuée de la manière suivante :

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  • l’approche sémantique traite de la relation des signes, mots et phrases aux choses et aux états de choses ; c’est l’étude conjointe du sens, de la référence et de la vérité ;

  • l’approche syntaxique étudie les relations des signes entre eux, des mots dans la phrase ou des phrases dans les séquences de phrases ; on cherche à formuler des règles de bonne formation pour les expressions, et des règles de transformation des expressions en d’autres expressions ; le respect de ces règles est une condition pour que les fragments ainsi générés soient pourvus de sens, et, éventuellement, aptes à être doués d’une valeur de vérité (vrai ou faux).

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Or ces deux approches, les premières constituées en disciplines rigoureuses, n’épuisent ni le problème du sens ni le problème de la vérité. Une troisième approche est nécessaire : pragmatique. Elle intervient pour étudier la relation des signes aux usagers des signes, des phrases aux locuteurs.

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Les concepts les plus importants de la pragmatique ? Ce sont justement des concepts qui étaient jusqu’ici absents de la philosophie du langage et de la linguistique, délibérément négligés pour isoler d’autres aspects que l’on souhaitait d’abord étudier. Ces concepts sont :

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  1. Le concept d’acte : on s’avise que le langage ne sert pas seulement, ni d’abord ni surtout, à représenter le monde, mais qu’il sert à accomplir des actions. Parler, c’est agir. En un sens obvie : c’est par exemple agir sur autrui. En un sens moins apparent mais tout aussi réel : c’est instaurer un sens, et c’est de toute façon faire « acte de parole ». Ce concept d’acte est orienté vers les concepts plus justes et plus englobants d’interaction et de transaction.

  2. Le concept de contexte : on entend par là la situation concrète où des propos sont émis, ou proférés, le lieu, le temps, l’identité des locuteurs, etc., tout ce que l’on a besoin de savoir pour comprendre et évaluer ce qui est dit. On s’aperçoit combien le contexte est indispensable lorsqu’on en est privé, par exemple lorsque des propos vous sont rapportés par un tiers, à l’état isolé ; ils deviennent en général ambigus, inappréciables. Inversement le langage scientifique mais aussi le langage juridique se sont toujours efforcés de faire passer dans leurs « propos » – qui sont le plus souvent des textes écrits – toutes les informations contextuelles nécessaires à la bonne compréhension de ce qui est formulé.

  3. Le concept de performance : on entend par performance, conformément au sens originel du mot, l’accomplissement de l’acte en contexte, soit que s’y actualise la compétence des locuteurs, c’est-à-dire leur savoir et leur maîtrise des règles, soit qu’il faille intégrer l’exercice linguistique à une notion plus compréhensive telle que la compétence communicative.

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Pour donner une idée de l’aspect novateur et même polémique de la pragmatique, on dira qu’elle remet en cause un certain nombre de principes sur lesquels reposait la recherche antérieure :

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  • la priorité de l’emploi descriptif et représentatif du langage ;

  • la priorité du système et de la structure sur l’emploi ;

  • la priorité de la compétence sur la performance ;

  • la priorité de la langue sur la parole.

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Dans cette mesure on comprend que la pragmatique, faisant appel de la décision épistémologique de Saussure d’écarter du champ linguistique la parole comme phénomène purement individuel, prenne la relève du point de vue structuraliste, tout comme elle prend la relève de la grammaire chomskienne qui a déçu les espoirs démesurés placés en elle.

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Par contre la pragmatique prolonge une autre linguistique : la linguistique de l’énonciation inaugurée par Benveniste. La distinction majeure ne passe plus entre langue et parole, mais entre l’énoncé, entendu comme ce qui est dit, et l’énonciation, l’acte de dire. Cet acte de dire est aussi un acte de présence du locuteur. Et cet acte est marqué dans la langue : en instituant une catégorie de signes mobiles et un appareil formel de l’énonciation, le langage permet à chacun de se déclarer comme sujet. Est-ce suffisant ? On le verra au chapitre V.

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La pragmatique n’a rien d’une discipline introvertie. Ses concepts s’exportent en plusieurs directions. Non seulement elle « fait éclater le cadre des écoles linguistiques traditionnelles », comme le souligne le linguiste grammairien Maurice Van Overbeke, mais elle intervient dans des questions classiques internes à la philosophie ; elle inspire des philosophies ; et elle est sans doute appelée à renouveler puissamment la théorie de la littérature.

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Les questions philosophiques sur lesquelles la pragmatique jette sa lumière exigeante et neuve ? On en dénombre au moins six :

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  1. La subjectivité. Qu’est-ce qui change dans la conception du sujet quand on le considère avant tout comme locuteur et, mieux encore, comme interlocuteur, quand on l’approche non plus à partir de la pensée mais à partir de la communication ?

  2. L’altérité. La question dite « d’autrui » est saisie à partir de l’interlocution. L’autre est celui avec qui je parle, ou ne parle pas. Avec qui je me situe dans une communauté de communication.

  3. Le « cogito » cartésien. « Je pense » est toujours vrai chaque fois que je le prononce. Vrai d’une nécessité pragmatique. Sa contradictoire est pragmatiquement toujours fausse, absurde. Si je dis : « Je n’existe pas », le fait même de l’énonciation contredit le contenu de l’énoncé.

  4. La déduction transcendantale des catégories chez Kant. Il s’agit d’établir la valeur objective des principaux types de synthèse de la pensée, dont l’usage objectif est réglé par des principes. Le point de vue pragmatique amène à prendre en considération non seulement l’aspect proprement « langagier » de cette déduction mais, de plus, l’aspect délibératif de la mise au point intersubjective de ce qui compte comme grandes questions au sujet du monde.

  5. Cet aspect délibératif s’exprime de la façon la plus nette dans les grandes controverses qui jalonnent l’histoire des sciences.

  6. Le thème pragmatique peut être mis au fondement même de la logique.La logique retrouve là ses sources grecques.

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Maintenant, faut-il dire la ou les pragmatiques ? Une discipline ? Ou un confluent de disciplines diverses ? Recherche en plein essor, la pragmatique n’est pas encore véritablement unifiée. Le consensus n’est pas encore installé entre les chercheurs quant à sa délimitation, quant à ses hypothèses ni même quant à sa terminologie. On voit presque trop bien, par contre, à quel point elle constitue un riche carrefour interdisciplinaire pour linguistes, logiciens, sémioticiens, philosophes, psychologues et sociologues. Le régime de croisière est celui des rencontres et des dispersions.

1. Des interprétations multiples

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Certains, dans le mot pragmatique, entendent surtout « praxis ». La pragmatique devrait s’assigner pour tâche l’intégration du comportement langagier dans une théorie de l’action. D’autres la conçoivent comme concernant essentiellement la communication, voire toute espèce d’interaction entre les organismes vivants. Pour d’autres encore, elle doit traiter principalement de l’usage des signes. C’est l’optique d’un de ses fondateurs : Morris. Pour d’autres enfin elle est la science de l’usage linguistique en contexte, ou plus largement de l’usage des signes en contexte. Ce dernier concept est d’ailleurs si important que Max Black proposait de rebaptiser d’après lui la pragmatique : elle devrait s’appeler la « contextique » !

2. Des genèses multiples

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Dans la lignée Peirce-Morris-Carnap et Morris-Sebeok, et dans la lignée Mead-Morris et Mead-Bateson, la pragmatique apparaît comme l’une des composantes de la sémiotique et revêt un aspect essentiellement empirique et naturaliste. Par contre, à partir de Bar-Hillel, elle entre dans l’ère de la formalisation. La constitution d’une pragmatique logique et formelle est amorcée. Ce n’est pas tout. La pragmatique recueille l’héritage, cela fut dit, de la linguistique de l’énonciation. Et enfin, last but not least, elle a derrière elle l’ensemble des acquis du mouvement analytique en philosophie et, de manière plus directe et plus apparente, l’analyse du langage ordinaire.

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La pragmatique est née et a grandi de diversifications et d’unifications successives. Aujourd’hui encore son unité n’est pas assurée, et plusieurs voies sont en compétition ou mieux en débat constructif.

3. Des domaines multiples

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Il convient de reconnaître deux clivages principaux, qui n’ont guère de recoupements entre eux :

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  • premier clivage :

    premier clivage :

    • la pragmatique des langues formelles, et

    • la pragmatique des langues naturelles ;

  • second clivage, entre

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a) une pragmatique des modalités d’énonciation, dont la création est jalonnée par les jeux de langage de Wittgenstein, le concept austinien de force illocutoire, le concept d’acte de langage chez Searle,

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b) une pragmatique des modalités d’énoncé, ou sémantique indicielle, élargie aux mondes possibles (Montague, Hintikka, Gochet).

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Des tentatives d’unification sont en cours. Elles émanent de Stalnaker (articulation de trois théories : actes de langage, présuppositions, mondes possibles), de Gazdar, de Jacques (qui infléchit celles déjà réunies par Stalnaker et leur ajoute la théorie des jeux de stratégie). Searle et Vanderveken travaillent à une logique illocutionnaire dont l’ambition formelle et intégrative est considérable. L’élargissement de la théorie provient aussi de décisions épistémologiques originales, comme celle de Jacques plaçant à l’origine de la signifiance la relation interlocutive elle-même. C’est alors que la pragmatique peut devenir l’étude des rapports les plus généraux entre l’énoncé et l’interlocution.

4. De multiples controverses internes

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Elles touchent au statut de la pragmatique, à sa cohérence, voire à son existence autonome. On peut répartir comme suit les termes de ces mises en question :

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  • Hétérogène ou unifiée ? La pragmatique est-elle un domaine hétérogène, un fourre-tout où l’on entreposerait les problèmes qui n’ont pu encore être traités en syntaxe ou en sémantique, essentiellement les problèmes d’usage linguistique ? Ou, compte tenu de ses réalisations, peut-on concevoir une pragmatique unifiée ? C’est le vœu de Stalnaker, Gazdar, Jacques, Parret, Gochet.

  • Intégrée ou autonome ? Elle peut être intégrée de deux façons :

    Intégrée ou autonome ? Elle peut être intégrée de deux façons :

    • soit réduite à la sémantique ; ainsi chez Katz (1972) la pragmatique se confond purement et simplement avec la théorie de la performance sémantique ;

    • soit intégrée comme partie de la sémiotique tridimensionnelle, ce qui est conforme à son acte de naissance.

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La question devient :

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  • Intégrée ou intégrante ? Si l’on parvient à décrire une véritable compétence pragmatique (à l’instar des compétences syntaxique et sémantique), l’on décrira aussi les conditions de possibilité de la communication. Et, si l’on cesse de concevoir la pragmatique comme un domaine empirique, elle n’a plus à craindre d’être résiduelle ou intégrée. Elle devient intégrante ou fondatrice. Alors que la pragmatique est chronologiquement la dernière-née des trois disciplines sémiotiques, ses thèses ne cessent de refluer sur celles de disciplines plus tôt mûries, dont l’autonomie peut paraître désormais fragile.

  • Conception minimaliste ou maximaliste ? L’option minimaliste fait de la pragmatique une simple composante empirique, hétérogène, résiduelle. L’option maximaliste conçoit la pragmatique comme base intégrante de la théorie linguistique : une discipline en partie formelle, unifiée, fondatrice. Parmi les tenants de la position minimaliste, davantage de linguistes, de grammairiens, de sémanticiens, de « littéralistes ». Parmi les tenants de la position maximaliste, davantage de logiciens et de philosophes, pour la plupart des « contextualistes ».

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La pragmatique a suffisamment prospéré pour être tentée d’oublier ses origines. Contre la mémoire courte, j’ai voulu rappeler ce qui était dû aux fondateurs : Peirce, Frege, Morris, Wittgenstein, Bar-Hillel. Contre la mémoire partielle, j’ai tenu à signaler ce qui était dû à l’initiative des philosophes logiciens. Sans présenter une théorie originale de la pragmatique ni tenter une difficile synthèse, le présent ouvrage voudrait offrir quelques repères utiles, de manière aussi large que possible. En montrant d’abord comment les concepts se sont formés dans les pays anglo-saxons. En donnant ensuite un aperçu de la mise en évidence de leur portée philosophique dans les pays continentaux.

Plan de l'article

    1. 1. Des interprétations multiples
    2. 2. Des genèses multiples
    3. 3. Des domaines multiples
    4. 4. De multiples controverses internes

Pour citer ce chapitre

Armengaud Françoise, « Introduction »,  La pragmatique, Paris, Presses Universitaires de France , «Que sais-je ?», 2007, 128 pages 

 

URL : www.cairn.info/la-pragmatique--9782130564003-page-3.htm.

 

 



09/04/2016
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