Textes écrits par divers chercheurs ( linguistes...).
Textes écrits par des divers chercheurs ( linguistes... traitant des théories linguistiques, domaine berbère, anthropologie...
Beni Snassen / Beni iznasen (en berb. : At Iznasn) par Salem chaker
Beni Snassen / Beni iznasen (en berb. : At Iznasn)
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Par Salem CHAKER
- Référence à citer / E.B. et S. Chaker, « Beni Snassen / Beni iznasen (en berb. : At Iznasn) », in Encyclopédie berbère, 10 | Beni Isguen – Bouzeis [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 03 juillet 2016. URL : http://encyclopedieberbere.revues.org/1685
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Les monts des Beni Snassen (E.B.)
1Petite chaîne calcaire dans la région tellienne du Maroc oriental qui doit son nom à un groupe berbère zénète. Il s’agit d’un pli unique dissymétrique de calcaire dolomitique dont le noyau est constitué de schistes primaires. Il culmine à 1 535 m au Ras Fourhal. Une orogénie tertiaire, particulièrement vigoureuse en bordure de la fosse méditerranéenne, est responsable de cette chaîne abrupte sur la face nord qui domine la plaine de Zébra et de Berkane ; la pente vers le sud-sud-ouest est plus régulière ; ce qui n’empêche pas le voyageur de subir le contraste très vif entre ce versant du massif et les plaines de caractère steppique du Maroc oriental, que ce soit celle de la Moulouya ou celle des Angads. Cette opposition est autant d’ordre climatique que topographique. L’augmentation de la pluviosité (600 mm au sommet contre 350 mm à Oujda) et l’humidité de l’air permettent des cultures florissantes arrosées de nombreuses séguias alimentées par des sources abondantes. Cette plus forte humidité favorise les boisements de chênes verts, de thuyas et de pins d’Alep, plus vigoureux sur le versant nord que sur le versant sud.
2Partout les Beni Snassen cultivent des amandiers, des oliviers et des figuiers qui bordent des céréales ou des légumes de plein champ ; dans les vallées et les plaines de Zébra et de Berguent dominent les orangers et autres agrumes très réputés. Les villages en pierres sèches, parfois importants, occupent, dans le massif des positions pittoresques qui justifient en partie l’appellation de nids d’aigle qu’emploient avec quelque exagération les guides touristiques. La forêt dégradée en partie souffre du parcours des troupeaux dont c’est le lieu de pacage traditionnel et encore plus de la pression démographique. Cette chaîne de moins de 50 km de longueur est peuplée de plus de 100 000 habitants, ce qui lui donne une densité de 40 habitants au km2. Le trop plein de main d’œuvre se déverse dans les plaines du nord et du sud et contribue à une importante migration dans les villes (Oujda, Fès, Casablanca) et l’Europe. Pendant l’époque coloniale, comme tous les Rifains, les Beni Snassen fournissaient une main d’œuvre recherchée par les grandes exploitations agricoles de l’Algérie occidentale, particulièrement pour la taille des oliviers et de la vigne.
3La chaîne est traversée par une route qui rejoint el-Aïoun à Berkane, son parcours est pittoresque, surtout dans la zone dolomitique ; elle passe à proximité de l’important gisement préhistorique de la grotte des Pigeons, à Taforalt* ; à l’ouest de ce bourg commencent les gorges du Zeggel qu’emprunte une voie secondaire qui permet également de rejoindre Berkane ; mais la route principale, d’Oujda à Berkane, contourne le massif par l’ouest.
Les Beni Iznasen. Linguistique (S. Chaker)
4Cette confédération de tribus berbérophones, située à l’est de la zone dite « rifaine » (entre la frontière algérienne et le reste du bloc rifain) est comprise dans un triangle délimité à l’est par l’Oued Kiss et à l’ouest par la Moulouya.
5Selon Renisio (1932), les sous-groupes constitutifs de la confédération sont les :
- At Khaled- At Menquš
- At Aḥtiq
- At Urimmeš6Au plan linguistique, les B.I. appartiennent clairement à l’ensemble rifain, avec cependant un caractère nettement moins accusé des évolutions phonétiques propres au reste de ce domaine dialectal ; ce qui amène de nombreux auteurs (anciens) à les en distinguer (Renisio notamment) ; la tendance à la confusion /l/-/r/, à la vocalisation de /r/ et à la palatalisation (/ll/ > /ǧ/), typiques du rifain « standard », n’y sont pas attestées. A ce point de vue, le parler des B.I. est donc plus proche de ses voisins du sud/sud-est, extérieurs à la zone rifaine : Beni Snous (en Algérie), Ayt Warayn, Ayt Seghrouchen. La chute de la voyelle initiale des noms masculins y est également plus rare. La spirantisation par contre y est très avancée et touche :
- les dentales : /t/, normalement réalisé [ṯ], évolue parfois même jusqu’au souffle laryngal [h] (nihnin < niṯnin « eux ») ; /d/ est normalement réalisé [ḏ] (zḏem « ramasser le bois ») ;
- les palato-vélaires : /k/ est régulièrement traité en [ḵ] (aḵsum < aksum) ; /g/ > y > i (sans doute long [i׃]) (isegres < isi׃res « mangeoire », asegnu > asi׃nu « grosse aiguille »...
- à l’inverse, /y/, surtout en position implosive, évolue souvent vers /š/ (ayt > ašt). Une étude spécifique a récemment été consacrée au phénomène de spirantisation dans ce parler (Elkirat, 1987).7Traditionnellement classé avec le rifain dans la catégorie des dialectes « zénètes », le berbère des B.I. présente, comme tous les parlers de cet hypothétique ensemble, un thème verbal spécifique d’aoriste intensif négatif dont l’extension a bien été mise en évidence par Kossman (1989).
8Étymologie de l’ethnonyme : le second élément du nom des B.I. s’intègre parfaitement dans le modèle onomastique général que j’ai proposé il y a quelques années (Chaker, 1983) : segment verbal ou nominal + affixe personnel (en l’occurrence -sn, 3e personne du masculin pluriel = « leur, à eux »). L’initiale i- du premier segment peut être analysée soit comme l’indice de 3e personne du masculin singulier d’un verbe, soit comme marque initiale de pluriel nominal ; il est donc difficile de décider de l’identité syntaxique de ce premier élément izna qui peut être aussi bien un verbe (au thème de prétérit ; radical *ZN(?) ; d’où : izna-sn.= « il leur a... »), qu’un nom masculin pluriel (d’où izna-sn = « leur... »).
9Outre les quelques références spécifiques aux B.I., on se reportera donc à l’ensemble de la bibliographie linguistique consacrée au Rif.
Bibliographie
Basset R., « Notice sur le dialecte berbère des Beni Iznacen », Giornale della societa asiatica italiana, t. 11, 1898, pp. 1-14.
Basset R., Loqman berbère, Paris, 1890 (un texte B.I.).
Chaker S., « Onomastique berbère ancienne (Antiquité-Moyen Age) : rupture et continuité », B.C.T.H., 19 (B), 1983, pp. 483-397 ; repris dans Textes en linguistique berbère..., Paris, Éditions du CNRS, 1984 (chap. 14).
Destaing E., Dictionnaire français-berbère (dialecte des Beni Snous), [1308 notations B.I.], Paris, Leroux, 3 vol. 1907-1914.
Elkirat Y., Spirantization in the Beni Iznasen Dialect. Diachrony and Synchrony, DES linguistique, Faculté des Lettres de Rabat, 1987.
Kossman M., « L’inaccompli négatif en berbère », Etudes et documents berbères, t. 6, 1989, pp. 19-29.
Renisio A., Etude sur les dialectes berbères des Beni Iznassen, du Rif et des Senhaja de Sraïr..., Paris, Leroux, 1932, 465 p. (référence la plus importante sur les B.I. : phonétique, grammaire, textes et lexique).
Pour citer cet article
Référence papier
E.B. et S. Chaker, « Beni Snassen / Beni iznasen (en berb. : At Iznasn) », Encyclopédie berbère, 10 | Beni Isguen – Bouzeis, Aix-en-Provence, Edisud, décembre 1991, p. 1468-1470
Référence électronique
E.B. et S. Chaker, « Beni Snassen / Beni iznasen (en berb. : At Iznasn) », in Encyclopédie berbère, 10 | Beni Isguen – Bouzeis [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 03 juillet 2016. URL : http://encyclopedieberbere.revues.org/1685
« L’officialisation de Tamazight (Maroc/Algérie)... Par Salem CHAKER
« L’officialisation de Tamazight (Maroc/Algérie) :
quelques réflexions et interrogations sur une dynamique aux incidences potentielles considérables »
Par Salem CHAKER, Professeur de berbère à l’Université d’Aix-Marseille (IREMAM/LACNAD, Inalco.
[article publié dans ASINAG, ((revue de l'IRCAM)), Rabat, Maroc, N° 8, 2013, pp. 35-50.
Dossier : "L'officialisation de l'amazighe : défis et enjeux"]
Résumé
Au cours de la dernière décennie, le statut juridique de la langue berbère a significativement changé, tant en Algérie (2002) qu’au Maroc (2011). Les deux pays sont passés de l’occultation totale de cette langue dans leur constitution à une situation où elle y est reconnue comme réalité du pays. On examinera tout d’abord :- Les éléments de convergence et de divergence décelables dans ces nouveaux textes de référence.- Leurs conditions et contextes sociopolitiques spécifiques.- On s’interrogera ensuite sur les implications politico-juridiques prévisibles, en tenant compte de la différence de chronologie (plus de 10 années en Algérie, à peine plus d’une année au Maroc). Ces évolutions statutaires ne portent-elles pas en germe la remise en cause, même si les voies dans chacun des deux pays peuvent en être spécifiques, des fondements des États-nations issus de la décolonisation ? Cela amènera aussi à poser la question du degré de maîtrise des décideurs politiques sur ces évolutions et à souligner l’interdépendance existant sur le terrain berbère entre les deux pays.
"The Officialisation of Tamazight (Morocco / Algeria) : Some Thoughts and Questions on Dynamics with Significant Potential Consequences"
Summary
During the last decade, the constitutional status of the Berber language has changed significantly, in both Algeria (2002) and Morocco (2011). The two countries have gone from total concealment of the language in the Fundamental Law to a situation where it is recognized as a reality of the country. First, we will consider : - The elements of convergence and divergence that can be detected in these new reference texts. - Their specific conditions and socio-political contexts. We will then examine the foreseeable political/legal implications, taking into account the difference in timing (more than 10 years in Algeria, just over a year in Morocco). Do these statutory evolutions not represent the seed of a challenge to the very foundations of the nation-states resulting from decolonization, even if the routes in each country may be specific ? This will also lead to asking the question of the degree of control of policy makers on these developments and to highlighting the interdependency of the Berber domain between the two countries.
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Par des cheminements différents mais parallèles, et avec une chronologie décalée de quelques années, le statut juridique de la langue berbère a profondément évolué au cours de la dernière décennie dans les deux principaux pays berbérophones, l’Algérie et le Maroc. En Algérie : une modification de la constitution par voie parlementaire accorde depuis le 10 avril 2002 au berbère (« Tamazight ») le statut de « langue nationale », l’arabe restant « langue officielle et nationale » (Art. 3 & Art. 3 bis ; cf. Annexe). Au Maroc, la nouvelle constitution, adoptée par référendum et promulguée le 1er juillet 2011, reconnaît le statut de « langue officielle » au berbère (« Amazighe »), au côté de l’arabe (Art. 5 ; cf. Annexe).
Cette évolution est considérable et, à bien des égards, étonnante même si dans les opinions publiques et intellectuelles locales on peut avoir parfois le sentiment d’une certaine « banalisation ». Ces mutations juridiques n’avaient rien de très « naturel » ni de prévisible − et quasiment personne ne les avait prévues − si l’on considère le contexte idéologico-politique de l’Afrique du Nord sur la longue durée. La référence identitaire exclusive des courants idéologiques et politiques dominants des nationalismes nord-africains est l’arabo-islamisme, depuis les années 1920. Par ailleurs, même s’il existe bien sûr des nuances sensibles entre les deux pays, les politiques linguistique et culturelle des États algérien et marocain indépendants ont eu pour ligne de force la mise en œuvre de cet arabo-islamisme fondateur : arabisation, généralisation et extension de l’usage de la langue arabe, (ré)islamisation de la société et du système éducatif… La chose est trop connue et trop bien documentée [1] pour qu’il soit utile ici d’y revenir plus précisément. Les textes officiels fondamentaux, chartes idéologiques, constitutions, corpus législatifs sont sans ambigüité sur ce plan jusqu’au milieu des années 1990 : l’Algérie et le Maroc sont des pays arabes qui ne reconnaissent aucun statut ni aucune place au paramètre berbère, ni aucun droit particulier aux Berbérophones. L’analyse de la production idéologique dominante des périodes « anciennes » est même encore plus explicite puisqu’il en ressort, là aussi sans la moindre ambigüité, que la politique d’arabisation était aussi un projet d’éradication du berbère. Dans les approches les plus libérales, on reconnaissait un intérêt historique et/ou muséographique à la dimension berbère. Là encore, la chose est parfaitement connue et documentée tant pour l’Algérie que pour le Maroc et on nous permettra de renvoyer aux nombreux travaux sur le sujet, dont ceux d’A. Bounfour et les miens [2] . Sur ce plan, l’Algérie a souvent eu des positions plus explicites parce que la production de textes doctrinaux officiels y a été plus abondante et que le pouvoir politique a été plus fortement et plus souvent confronté à des contestations berbères de grande ampleur, kabyles notamment. La rupture qui s’amorce dans les années 1990 (cf. Annexe) et se confirme dans les constitutions en 2002 (Algérie) et 2011 (Maroc) est donc nette et importante. Le berbère qui faisait jusque-là l’objet d’une occultation complète, voire d’une hostilité déclarée (en Algérie), fait irruption dans la loi fondamentale. L’évolution n’est pas anodine et soulève de très nombreuses questions.
Convergences et divergences
Le premier élément commun aux deux pays dans le processus d’officialisation du berbère, bien que d’ordre terminologique, n’est certainement pas anodin : on constate le rejet absolu du terme traditionnel « Berbère/berbère » (en arabe et en français) au profit des néologismes Amazigh/Imazighen(Berbère/Berbères) et, pour la langue, tamazight (Algérie) et amazighe (Maroc). On ne reviendra pas ici sur les aspects socio-historiques et étymologiques de cette dénomination Amazigh/tamazight, qui sont bien documentés : on se reportera pour cela aux notices pertinentes de l’Encyclopédie berbère [3] .
On soulignera seulement ici la convergence, paradoxale mais intéressante, entre la militance berbère et les institutions étatiques algériennes et marocaines. En français et en arabe, ce néologisme a été initié par les milieux militants berbères kabyles [4] dans les années 1940, diffusé en Kabylie puis progressivement réapproprié par toute la militance berbère à partir des années 1970. Le discours officiel algérien (dès le début des années 1980), puis marocain, l’a repris à son compte et finalement institutionnalisé. En fait, on peut dire qu’à partir de 1980, « le Berbère/berbère » a été nationalisé et rendu sinon immédiatement acceptable du moins dicible, en devenant Amazigh/tamazight.Car, pour les militants berbères, le terme « Berbère », en raison de son sens étymologique (Berbères < latin Barbari = Barbares), était perçu comme péjoratif et dévalorisant et donc illégitime. Pour les voix officielles, historiquement liées à l’idéologie nationaliste anticoloniale, il évoquait immédiatement la « politique berbère de la France » et ses tentatives (ou tentations) de diviser les nations algérienne et marocaine en opposant « Berbères » et « Arabes ». Double illégitimité donc du « Berbère/berbère », qui a été dépassée par le recours salutaire à Amazigh-Imazighen / tamazight-amazighe. On notera incidemment combien l’univers idéologique et discursif de l’Afrique du Nord reste déterminé par l’horizon de la période coloniale française puisque, après tout, on aurait pu considérer que le terme « Berbère » avait été légitimé par plus d’un millénaire d’usage historiographique arabe, notamment par l’icône Ibn Khaldûn.
Un second trait commun aux deux pays est l’affirmation du statut de « patrimoine national commun à tous les citoyens » de la langue berbère : au Maroc, le berbère est reconnu « en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception » (constitution de 2011, art. 5) ; en Algérie, « il est la langue de tous les Algériens » [5] . On retrouve là, dans des termes quasiment identiques, la position de la République française vis-à-vis de ses langues régionales, explicitée récemment par les experts du Gouvernement français, le juriste constitutionnaliste G. Carcassonne et le linguiste B. Cerquiglini, en 1999 à l’occasion du débat autour de la ratification avortée de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires [6] . On en résumera ainsi les grandes lignes :– Il s’agit de protéger des patrimoines linguistiques et est exclue toute reconnaissance de droits de minorités ou de communautés linguistiques, territoriales ou non territoriales, ou même de droits linguistiques des individus.– C’est l’État qui s’engage et est le seul responsable de cette action de sauvegarde d’un élément indivis du patrimoine culturel national. Autrement dit, le breton ou le basque ou toute autre langue régionale de France n’est pas « la propriété » des Bretons ou des Basques (ou de la Bretagne ou du Pays Basque), qui n’ont aucun droit particulier vis-à-vis de ces langues, « mais patrimoine commun de la Nation française », à la sauvegarde duquel l’État français décide souverainement de contribuer. Cette interprétation, conforme à la constitution française, s’inscrit dans la droite ligne de toute la tradition républicaine « centraliste et unitaire » depuis la Révolution de 1789 ; elle est bien sûr aux antipodes d’autres traditions idéologiques et juridiques européennes, d’inspiration fédéraliste, comme celle de l’Espagne (démocratique) où, par exemple, le catalan est « la langue propre de la Catalogne » (art. 3 du Statut d’autonomie de la Catalogne). On constate ainsi, sans surprise, une convergence forte entre la doctrine de l’État français et celle des États algérien et marocain en la matière. Approche juridique convergente qui renvoie à un socle idéologique commun : l’affirmation de l’unité et de l’indivisibilité de la Nation et le refus de reconnaître des composantes ethnolinguistiques en son sein. De même que la constitution française et la jurisprudence constante du conseil constitutionnel français ne reconnaissent pas d’entités bretonne, basque, corse…, les États algériens et marocains n’admettent pas l’existence d’entités berbérophones auxquelles pourraient être reconnus des droits linguistiques spécifiques : il n’y a que des citoyens algériens ou marocains, et les patrimoines linguistiques et culturels de la Nation sont la « propriété indivise de tous ». Derrière cette approche « nationale – unitaire » se profile à l’évidence le « spectre de la sécession berbère », enraciné dans l’univers idéologico-politique de l’Afrique du Nord depuis les années 1930, avec le « Dahir berbère » au Maroc, la « politique berbère (surtout kabyle) de la France » et les différentes crises berbéristes au sein du mouvement national en Algérie. Reconnaître une spécificité linguistique à certaines régions (ou à des groupes de populations) mène immanquablement à inscrire des droits particuliers, territorialisés ou individuels, et donc à ancrer dans le droit une distinction « Berbérophones » / « Arabophones » et à renoncer à la thèse de l’unité linguistique et culturelle de la Nation. L’enjeu est de taille et ses implications politico-juridiques éventuelles considérables : La Catalogne, pour reprendre ce cas d’école tout proche, envisage très sérieusement un référendum d’autodétermination et donc l’indépendance.
Un dernier paramètre commun aux deux pays peut être aisément mis en évidence. Dans la constitution algérienne comme dans celle du Maroc, le berbère apparaît en position subalterne (Algérie) ou seconde (Maroc) : − En Algérie, le berbère n’est que « langue nationale », alors que l’arabe reste « langue nationale et officielle ». Le distinguo est d’autant plus net que si la notion de langue officielle est claire – il s’agit de la langue de l’État et de ses institutions −, la notion de « langue nationale » reste assez imprécise, voire obscure, dans ses implications juridiques et concrètes. − Au Maroc, si le berbère acquiert d’un coup le statut de « langue officielle », il apparaît néanmoins explicitement en position seconde par rapport à l’arabe, avec une perspective de concrétisation à venir et modulable de son nouveau statut : « L’arabe demeure langue officielle de l’État […]. De même, l’amazighe constitue une langue officielle de l’État… », énoncé qui peut signifier que l’introduction du berbère ne remet pas en cause la position de prééminence antérieure de l’arabe. S’agissant d’un texte constitutionnel qui, normalement, pose des principes, la formulation retenue ne place pas les deux langues sur un pied d’égalité. L’amazighe apparaît comme un rajout, second, à une donnée fondamentale, première : « l’arabe est langue officielle de l’État ».La suite de l’article de la constitution marocaine confirme cette lecture et est encore plus nette : « Une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue, ainsi que les modalités de son intégration… ». La langue berbère devient langue officielle mais la concrétisation de ce statut, ses conditions et modalités précises sont renvoyées à une loi ultérieure. On introduit ainsi non seulement une conditionnalité – avec tous les aléas politiques qui peuvent l’accompagner – mais aussi une limitation, une réserve a priori quant au champ d’application de cette officialité. Les exemples abondent, dans bien des régimes autoritaires, de ce genre de formulations qui soumettent ab initio un principe constitutionnel aux modalités à définir d’une loi ultérieure, cette loi réduisant à néant le principe affirmé [7] .Alors qu’il eut été tout à fait possible de poser d’emblée un principe d’égalité des deux langues, de co-officialité comme disent les Catalans, même en tant qu’horizon à venir pour tenir compte du niveau de développement inégal des deux langues. Il y a donc bien, à s’en tenir à la lettre de la constitution marocaine, une langue officielle « de plein exercice », l’arabe, et une « langue officielle putative/en devenir restant à définir », le berbère.
Des divergences très sensibles existent cependant dans les modalités d’intégration du berbère dans la loi fondamentale des deux pays. Bien sûr, en premier lieu, la distinction entre « langue nationale » (Algérie) et « langue officielle » (Maroc) abordée précédemment ; elle marque indiscutablement un niveau de reconnaissance plus élevé, un statut plus clair et plus avancé au Maroc qu’en Algérie où la hiérarchie entre les deux langues est formellement maintenue dans la constitution (l’arabe est « langue officielle et nationale », le berbère seulement « langue nationale »). Mais aussi dans la définition même de la langue berbère : la constitution marocaine parle de l’amazighe, au singulier, sans aucune référence à la diversité dialectale du berbère, ni à la dimension transnationale de la langue. Implicitement, l’objet (et son avenir) ainsi défini est, au moins potentiellement, une « langue berbère unique marocaine », un standard de langue marocain. La constitution algérienne a une approche toute autre : « L’État œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national. ». La diversité dialectale est donc inscrite dans la constitution et actée comme base du travail de promotion de la langue par l’État. Contrairement au Maroc, l’objet « langue berbère » admet plusieurs standards régionaux. La mention explicite du « territoire national » est plus ambiguë : elle peut être lue à la fois comme la reconnaissance implicite d’une dimension transnationale du berbère et une volonté expresse de limitation au territoire algérien.
Conditions et contextes sociopolitiques
Les contextes politiques de ces évolutions sont aussi profondément différents. En Algérie, toutes les avancées depuis 1990, de quelque niveau qu’elles soient, ont été des réponses directes à une contestation berbère de grande ampleur en Kabylie. Ce fut notamment le cas du décret du 27 mai 1995 portant création du Haut Commissariat à l’Amazighité et initiant l’enseignement facultatif du berbère : il a fait suite à un boycott scolaire quasi-total de plus de six mois en Kabylie. Ce fut aussi le cas de la modification constitutionnelle de 2002 qui est la réponse politique immédiate du Président Bouteflika [8] au « Printemps noir » de 2001-2, période de confrontation longue et très dure entre la Kabylie et l’Etat central au cours de laquelle 128 personnes – essentiellement de jeunes manifestants – ont été tuées par les forces de gendarmerie et de police algériennes, par des tirs à balles réelles. Comme l’on sait, depuis le « Printemps berbère » de 1980, il existe une relation de tension cyclique, souvent très violente, entre la Kabylie, principale région berbérophone d’Algérie, et le pouvoir central. Depuis cette époque, les courants contestataires kabyles, dans leur diversité, ont constamment revendiqué : a) l’enseignement du berbère, b) sa reconnaissance comme « langue nationale et officielle » au même titre que l’arabe. Sur le terrain de la langue berbère, l’État algérien a donc toujours réagi à une contestation berbère durable, à fort ancrage social, explicite dans ses revendications ; entre 1980 et 1989, il y a répondu uniquement par la répression et le rejet de ces revendications linguistiques et, à partir de 1990, par une gestion plus souple, passant ainsi d’une position de refus absolu à une tolérance de plus en plus large, dont les étapes principales (cf. Annexe) correspondent toutes à un contexte de tension en Kabylie. Bien entendu, on ne négligera pas non plus le contexte politique global de l’Algérie, marqué pendant la décennie 1990 par la forte pression de l’islamisme radical et la confrontation armée extrêmement violente entre celui-ci et l’État. Il n’y a aucun doute que l’ouverture opérée par le pouvoir sur le « front berbère » a fait partie de sa gestion du conflit avec les islamistes : il fallait impérativement rassembler autour du pouvoir et de l’armée les forces les plus hostiles aux islamistes. A l’époque, des courants berbéristes significatifs [9]ont fait officiellement alliance avec le pouvoir militaire puis, à partir de 1998, avec le président A. Bouteflika. Il y a donc eu pendant toute la décennie 1990 un travail d’intégration politique de la mouvance berbère, travail qui se poursuit avec constance depuis, et qui a impliqué évidemment un certain nombre de gestes d’ouverture en faveur du berbère.
Au Maroc, les choses ont été bien différentes. Sans sous-estimer l’action d’un réseau associatif berbère dense et ancien, ni ignorer l’impact de sa réflexion doctrinale engagée depuis bien longtemps et qui a abouti à des textes de références non négligeables [10] , l’initiative en la matière semble avoir toujours été celle de l’État en la personne du Roi. Il n’y a pas eu au Maroc, jusqu’à présent en tout cas, de contestation berbère large et durable, qui ait dépassé les milieux militants et intellectuels, essentiellement urbains. Et malgré des faits de répression réels et récurrents, de diverses natures, il n’y a pas eu dans ce pays de confrontations qui aient eu l’ampleur de celles qui ont régulièrement secoué la Kabylie. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’existait/n’existe pas parmi les populations berbérophones marocaines un sentiment de frustration, de marginalisation, voire une revendication linguistique plus ou moins larvée. Mais son expression n’a jamais pris de formes socialement significatives, pouvant remettre en cause les équilibres politiques globaux du pays. Ceci sans doute pour des raisons d’histoire sociale et politique spécifiques au Maroc : malgré leur poids démographique, la marginalité, politique, sociale, culturelle, des Berbères marocains est une réalité qui a des racines fort anciennes et qui produit encore des effets, même si les données ont changé depuis 1956 et peuvent encore très rapidement changer dans un pays en pleine mutation. En tout cas, dans toutes les étapes (cf. Annexe) de l’ouverture marocaine à la berbérité, depuis le discours du Roi Hassan II en 1994, les décisions semblent bien avoir été prises « à froid » par le pouvoir politique. Et les manifestations du début 2011, où la « demande de berbère » était bien présente, paraissent trop sporadiques, isolées, sans relais politiques et, surtout, sans bases dans le monde rural berbère, pour permettre d’expliquer, à elles seules ni même comme détermination principale, l’ouverture constitutionnelle de 2011. Je fais pour ma part l’hypothèse qu’en la matière la monarchie marocaine a fait preuve, depuis 1994, d’une capacité d’anticipation politique assez remarquable, prévenant par ses initiatives la cristallisation de toute contestation berbère de grande ampleur. Instruite en cela par l’exemple algérien où l’hostilité déclarée et durable à la revendication berbère a entraîné une radicalisation de la situation, aboutissant à l’émergence d’un courant autonomiste bien implanté. Bien entendu, au Maroc aussi, l’évolution sur le terrain berbère ne peut être dissociée du contexte politique global, marqué avec l’avènement du Roi Mohammed VI par une dynamique de libéralisation politique significative : il est absolument certain que dans un tel environnement, la fermeture juridique au berbère ne pouvait être maintenue durablement. D’autant que l’Algérie voisine avait reconnu le statut de langue nationale au berbère depuis 2002 : on voit mal comment le principal pays berbérophone [11] aurait pu ne pas reconnaître le berbère dans sa constitution. En réalité, depuis 2002, cette introduction dans la loi fondamentale marocaine était devenue inéluctable. La seule incertitude était : quand et jusqu’où ? Et l’on touche là sans doute le point le plus intéressant et plus significatif de ce dossier : le Maroc, au lieu de s’aligner sur l’Algérie en reconnaissant au berbère un statut nettement subalterne de « langue nationale », lui a octroyé d’emblée le statut de « langue officielle ». Même si de sérieuses réserves et interrogations peuvent être émises quant à la solidité de ce statut (cf. ci-dessus), il y a là un acte fort, qui doit être souligné et analysé ; et qui peut aussi apparaître comme une surenchère par rapport à l’Algérie, dans une relation d’émulation implicite. Je ne doute pas, pour ma part, que ce choix marocain produira très rapidement des effets en Algérie où la revendication de l’officialité est ancienne (une bonne trentaine d’années). Au plan des déterminations politiques globales, on ne peut non plus négliger l’impact hautement probable du contexte régional large : les risques de déstabilisation liés à un choc en retour des « Printemps arabes », qui ont touché d’abord des pays très proches, la Tunisie et la Libye [12] , ont sans doute amené les autorités marocaines à accélérer et approfondir la dynamique de réformes sur de nombreux fronts, notamment celui du berbère.
Les implications structurelles
Qu’en est-il des effets et des implications juridiques, politiques, idéologiques de cette dynamique d’officialisation, de cette ouverture dans la doctrine des États ?
En Algérie, le début de l’évolution étant déjà ancien (1990, 1995, 2002), on peut en cerner précisément les limites et contradictions. En premier lieu, l’affirmation du caractère « national » du berbère est clairement contredite par les faits et données du terrain : − Les trois départements universitaires de berbère existants sont tous situés en Kabylie, et aucun projet d’ouverture dans la capitale ou en région non-berbérophone ne semble être à l’ordre du jour. Ce qui est assez paradoxal lorsqu’on rappelle qu’il existait pendant la période française une chaire de langue berbère à l’université d’Alger ! − L’enseignement du berbère qui, expressément, devait être mis en place sur toute l’étendue du territoire national, se limite de fait, 17 ans après son lancement, aux seules régions berbérophones : selon les derniers chiffres disponibles [13] , autour de 90% des élèves et des classes sont localisés en Kabylie, le reste dans les autres régions berbérophones, principalement l’Aurès. Cette rétraction sur les zones berbérophones s’est même accentuée au cours des dernières années. Par ailleurs, le corpus juridique algérien depuis 1990, loin d’avoir consolidé et précisé le statut de « langue nationale » du berbère, l’a au contraire vidé avec constance de toute réalité en réaffirmant à de nombreuses reprises le caractère exclusif de l’arabe dans toutes les sphères publiques : − La loi 91-05 du 16 janvier 1991 portant « généralisation de la langue arabe », après avoir été gelée pendant plusieurs années, est confirmée et mise en application le 5 juillet 1998. Cette loi organise une répression linguistique explicite généralisée : seule la langue arabe est admise dans tous les espaces officiels et publics, y compris politiques et associatifs. On peut considérer ce texte, toujours en vigueur, comme l’une des lois linguistiques les plus répressives au monde. − L’ordonnance 05-07 du 23 août 2005 relative à l’enseignement privé stipule que : « L’enseignement est assuré obligatoirement en langue arabe dans toutes les disciplines et à tous les niveaux d’enseignement. » − Enfin, la loi 08-09 du 25 février 2008 relative au code de procédure civile et administrative énonce : « Les procédures et actes judiciaires […] doivent, sous peine d’être irrecevables, être présentés en langue arabe. Les documents et pièces doivent, sous peine d’irrecevabilité, être présentés en langue arabe ou accompagnés d’une traduction officielle. Les débats et les plaidoiries s’effectuent en langue arabe ».
On peut en conclure que l’État algérien, en introduisant dans sa constitution le berbère en tant que « seconde langue nationale » a fait une concession purement formelle à la contestation berbère kabyle. Pour le législateur et l’État, l’arabe demeure la langue exclusive des espaces institutionnels et publics, même non-officiels. Concrètement, le statut de « langue nationale » se réduit à la reconnaissance d’une légitimité patrimoniale –le berbère fait partie du patrimoine historique et culturel de l’Algérie − et à la tolérance d’un enseignement facultatif là où une demande existe. Au fond, on est à peu de chose près dans la configuration de la France par rapport à ses langues et cultures régionales : un élève du secondaire peut, dans les régions concernées, bénéficier d’un enseignement de breton, de basque ou d’occitan…
L’ensemble de ces données de mise en œuvre de l’ouverture au berbère dessine assez clairement de la part de l’État algérien une stratégie d’enkystement régional : on a cherché à fixer « l’abcès kabyle » en accordant à la région une (modeste) partie de ce qu’elle demandait, pour mieux réaffirmer, s’arc-bouter sur le caractère exclusif de l’arabe en tant que langue officielle. Ce que rappelle du reste lourdement le préambule de la constitution : « L’Algérie [est] terre d’Islam, partie intégrante du Grand Maghreb arabe, terre arabe, pays méditerranéen et africain… » [14] . Ce postulat, qui date de l’adoption de la constitution en 1996, est toujours en vigueur malgré la modification de 2002 en faveur du berbère ! Bien entendu, l’analyse précédente ne porte que sur la doctrine de l’État : la réalité concrète sur le terrain est bien différente et va très clairement dans le sens d’un enracinement et d’une consolidation du berbère, dans le système scolaire, dans les espaces publics, dans la vie culturelle et intellectuelle, notamment en Kabylie. Au point que l’on peut parler d’une forme d’autonomie linguistique de facto de la Kabylie [15] . Situation qui produira certainement à terme des effets en retour considérables, y compris au plan politique.
Au Maroc, on a encore trop peu de recul par rapport à l’officialisation pour porter un jugement, ou formuler une évaluation définitive. On peut cependant, sur la base des données connues de l’enseignement du berbère depuis 2002/3, du contexte sociopolitique global marocain et des éléments pertinents de l’expérience algérienne, émettre un certain nombre d’hypothèses, que l’avenir confirmera ou infirmera.
− La réussite de la généralisation de l’enseignement du berbère sur l’ensemble du territoire national et du système éducatif est hautement improbable. D’une part parce que les moyens n’en existeront pas avant longtemps, d’autre part et surtout, parce qu’il n’y a certainement pas de demande sociale massive en ce sens parmi les arabophones. La « demande de berbère », dans cette partie de la population, est certainement marginale, même si elle peut être réelle dans certains milieux intellectuels ou en situation de contact. On aboutira sans doute, comme en Algérie, à une concentration et à un enracinement de l’enseignement dans les régions berbérophones. Au mieux, on aura un enseignement dense en régions berbérophones et une implantation sporadique ailleurs. Les réalités sociolinguistiques sont là et le discours normatif – « le berbère est la langue de tous les Marocains » – n’y changera certainement rien parce qu’il ne correspond pas à la réalité.
− Le statut de « langue officielle », avec toutes ses incertitudes soulignées précédemment, crée une situation juridique radicalement nouvelle, porteuse d’évolutions potentielles considérables. Aujourd’hui ou demain, il ne peut faire de doute que les militants berbères, les populations berbérophones s’empareront de cet instrument pour exiger la concrétisation du statut d’officialité. Et l’on voit mal comment la loi organique ultérieure pourrait, légitimement, limiter ou réduire à l’insignifiance cette officialité. Toute mise en œuvre dilatoire ou restrictive du principe d’officialité sera immanquablement perçue par les Berbérophones comme un déni de justice, une violation d’un engagement constitutionnel. Avec toutes les conséquences politiques que l’on peut imaginer.
Au fond, l’État marocain, ayant posé le principe de l’officialité du berbère, ne peut guère faire autrement que de le mettre en œuvre dans sa plénitude, même progressivement, sauf à prendre le risque d’une rupture du pacte national. Sur la durée, il sera en effet très difficile de faire admettre aux Berbérophones que leur langue est « officielle », mais « moins officielle » que l’arabe… Or, officialité du berbère signifie et signifiera nécessairement : berbérisation de l’administration, de la justice et de toutes les expressions de l’État… C’est-à-dire un bilinguisme généralisé de l’appareil d’État et des institutions publiques. Les effets sur le système éducatif seront également très lourds – et d’une certaine façon imprévisibles dans leurs formes précises − car l’officialité est aussi porteuse du principe d’égalité de l’arabe et du berbère dans l’enseignement. Et la mise en œuvre de ce principe soulèvera des questions redoutables, qui supposent une grande maturité politique démocratique : enseignement bilingue territorialisé (avec régions à dominante berbère et régions à dominante arabe) ? Enseignement bilingue national équilibré généralisé – très irréaliste ? Droit d’option laissé aux familles et aux individus… Les configurations théoriques ou connues par ailleurs sont diverses, mais quelle que soit celle qui s’imposera, elle devra respecter le principe d’égalité des deux langues si l’on ne veut pas mettre en péril la cohésion nationale.
Se pose alors la question de savoir si les autorités marocaines ont bien eu une claire conscience des implications à terme de cette officialisation quand elles l’ont engagée. La réponse est évidemment délicate. Dans la négative, on peut s’attendre à des turbulences et tensions durables, à l’issue imprévisible, sur le terrain berbère et politique général. Dans l’affirmative, cela signifierait que l’État marocain s’est bien engagé dans une dynamique de réforme structurelle profonde, qui remodèlera totalement le visage du Maroc de demain.
*
Quoi qu’il en soit, et quelles que soient les résistances, les blocages éventuels, les manœuvres dilatoires, le principe d’officialité produira nécessairement des effets, ses effets, non seulement au Maroc mais aussi dans l’Algérie voisine. Le Maroc a donc – qu’il l’ait voulu ou non − ouvert une porte sur un horizon tout à fait nouveau, même si sa réalisation comporte bien des incertitudes et pourra prendre un certain temps. Cet acte constitutionnel signe aussi la fin de l’arabisme comme horizon politique en Afrique du Nord. A ce point de vue, on ne peut le dissocier de l’effondrement de cette idéologie politique à l’échelle de ce qu’il est convenu d’appeler le « monde arabe ». Il marque aussi un recentrage sur les réalités locales, nationales. Le « Maghreb arabe » a vécu et nous sommes déjà dans le « Maghreb arabo-berbère », et sans doute, demain, dans l’« Afrique du Nord arabe et berbère ».
ANNEXE : L’évolution du statut institutionnel de la langue berbère depuis 1990. Algérie / Maroc.
ALGERIE
1. Rentrée 1990 : création du Département de Langue et Culture Amazigh de l’Université de Tizi-Ouzou (Magister = 1ère post-graduation) − Rentrée 1991 : création du DLCAmazigh de l’Université de Bougie (Magister)
2. 27 mai 1995 : décret présidentiel créant le « HCA » (Haut Commissariat à l’Amazighité), rattaché à la Présidence de la République. − Les déclarations officielles (Premier Ministre et Président) préparant/accompagnant le décret affirment expressément que : « le berbère/la berbérité ne sont pas l’apanage d’une ou de régions particulières mais le patrimoine national de tous les Algériens. » − Rentrée 1995 : Enseignement facultatif, (officiellement) sur tout le territoire national, du berbère au Collège (3e) et au Lycée (Terminale)
3. 1995 – 2002 : Extension et consolidation progressive de l’enseignement dans le Secondaire, le Moyen et le Primaire ; − 1998 : Ouverture d’une Licence de berbère (Tizi-Ouzou/Bougie) − 2008 : Création d’un troisième DLCA en Kabylie (Bouira)
4. La Constitution du 28 novembre 1996 énonce, dans son préambule : « …Le 1er Novembre 1954 aura été un des sommets de son destin. Aboutissement d’une longue résistance aux agressions menées contre sa culture, ses valeurs et les composantes fondamentales de son identité que sont l’Islam, l’Arabité et l’Amazighité, le 1er Novembre aura solidement ancré les luttes présentes dans le passé glorieux de la Nation…. ». − Mais, simultanément : « L’Algérie, terre d’Islam, partie intégrante du Grand Maghreb arabe, terre arabe, pays méditerranéen et africain… ». − Et son article 3 est maintenu en son état antérieur : « L’Arabe est la langue nationale et officielle ».
5. 10 avril 2002 : Modification de la Constitution (par voie parlementaire) : le berbère (Tamazight) devient « langue nationale » (l’arabe reste « langue officielle & nationale » : Art. 3 – « L’Arabe est la langue nationale et officielle. » Art. 3 bis – « Tamazight est également langue nationale. L’Etat œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national. »
MAROC
1. Discours royal du 20 août 1994 : le roi Hassan II se déclare favorable à l’enseignement « des dialectes berbère » dans le système éducatif marocain.
2. 1999 : La Charte Nationale de l’Education élaborée par la Commission Spéciale d’Education et de Formation dans le cadre de la réforme de l’enseignement au Maroc évoque un possible enseignement du berbère comme moyen facilitateur de l’acquisition de l’arabe (classique). − En son "Levier" 4/art. 60, la Charte énonce : « Les langues et les dialectes régionaux » sont un moyen d’appui pour favoriser « l’apprentissage des connaissances et aptitudes de compréhension et d’expression, en langue arabe ». − Le "Levier" 9/art. 115 confirme : « Les autorités pédagogiques régionales pourront, dans le cadre de la proportion curriculaire laissée à leur initiative, choisir l’utilisation de la langue Tamazight ou tout dialecte local dans le but de faciliter l’apprentissage de la langue officielle au préscolaire et au premier cycle de l’école primaire ».
3. 30 juillet 2001, dans son discours d’Ajdir, le roi Mohamed VI annonce l’intégration de la langue berbère dans le système éducatif marocain.
4. 17 octobre 2001 : par le Dahir n° 1-01-299, le roi crée et organise l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM), annoncé dans son discours du 30 juillet 2001.
5. Rentrée 2003 : intégration de l’enseignement du berbère dans le cursus scolaire (Primaire) Enseignement en principe obligatoire sur tout le territoire national.
6. 2006 et suivantes : Intégration progressive du berbère dans l’Université marocaine : ouverture d’un Master (Agadir : rentrée 2006 ; Tétouan : rentrée 2010 ; Rabat : rentrée 2011) puis d’une Licence (Agadir & Oujda : rentrée 2007 ; Fès-Saïs : rentrée 2008…
7. 1er Juillet 2011 : Le référendum constitutionnel reconnaît le statut de « langue officielle » au berbère ; Art. 5 : « L’arabe demeure la langue officielle de l’État. L’État œuvre à la protection et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à la promotion de son utilisation. De même, l’amazighe constitue une langue officielle de l’État, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception. Une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue, ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux domaines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle… »
P.-S.
Article repris avec l’autorisation de l’auteur.Paru dans Asinag (IRCAM, Rabat), 8, 2013, p. 39-50
Notes
[1] Cf. notamment l’ouvrage de référence de G. Grandguillaume, Arabisation et politique linguistique au Maghreb,Paris, Maisonneuve et Larose, 1983.
[2] Notamment : A. Bounfour, Le nœud de la langue, Aix-en-Provence, Edisud, 1994 ; S. Chaker, Berbères aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1988 (2e éd.).
[3] Notamment « Amazigh », EB IV, 1987 par S. Chaker et « Mazices », EB XXXI, 2010, par Y. Modéran.
[4] Ceux que l’historienne M. Benbrahim a appelés les « Berbéro-nationalistes » : La poésie kabyle et la résistance à la colonisation de 1830 à 1962, Thèse de Doctorat de 3ème Cycle, Paris, EHESS, 1983 et M. Benbrahim & N. Mécheri-Saada, « Chants nationalistes algériens d’expression kabyle... », Libyca [Alger], XXVIII-XXIX, 1981.
[5] Dans les négociations et les déclarations officielles (Premier ministre et Président de l’État) préalables au décret présidentiel 95-147 du 25 mai 1995 portant création du HCA ; voir à ce sujet l’analyse qu’en donne S. Chaker dans (S. Chaker & A. Bounfour), Langues et littératures berbères : chronique des études XIII (1994-1995), Paris, L’Harmattan, 1996, p. 21-29, ou celle de D. Abrous, « Le Haut Commissariat à l’Amazighité ou les méandres d’une phagocytose », Annuaire de l’Afrique du Nord, XXX, 1995 ; mais aussi à l’occasion de la modification constitutionnelle de 2002 : le Président Bouteflika déclarait le 13 octobre 2002 à Tiaret : « Ce patrimoine est la propriété indivisible de tous les Algériens… ».
[6] Cette charte, signée par le Gouvernement français, n’a pas été ratifiée par le parlement français suite à la censure du Conseil constitutionnel. Sur le sujet, cf. S. Chaker, « Le berbère, langue de France ? La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », Annuaire de l’Afrique du Nord, XXXVII, 1998 et « Quelques observations sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires… », Mélanges David Cohen (J. Lentin & A. Lonnet, éds.), Paris, Maisonneuve & Larose, 2003.
[7] Un exemple fameux est celui de l’article 56 de l’ancienne constitution algérienne (1976), du temps du parti unique (FLN), relatif au droit d’association qui était renvoyé pour ses modalités d’application aux lois et règlements existants et, par cet artifice, soumis à des limitations draconiennes par des textes de niveau inférieur, avec contrôle a priori et a posteriori, notamment à travers la procédure de l’agrément préalable, qui réduisait à néant le principe proclamé par la constitution. Les textes (notamment l’ordonnance 71-79 du 3 décembre 1971) donnaient en effet un pouvoir d’appréciation discrétionnaire à l’administration et plaçaient toute association sous l’égide du Parti (i.e.impliquaient son accord préalable).
[8] Le caractère éminemment conjoncturel de cette décision est bien établi par le fait que, peu de temps auparavant (le 2 septembre1999, lors d’un meeting à Tizi-Ouzou, à l’occasion de la campagne pour le référendum de la « Concorde civile » du 16 septembre 1999), le Président Bouteflika en personne déclarait publiquement que : « Tamazight ne sera jamais langue officielle et si elle devait devenir langue nationale, c’est tout le peuple algérien qui devra de se prononcer par voie référendaire », une telle innovation constituant une réforme constitutionnelle fondamentale qui suppose un référendum populaire (sous-entendant par là qu’une telle perspective serait de toutes façons rejetée par la majorité arabophone du pays – ce que confirme le fait qu’il ait eu recours à la voie parlementaire pour réaliser la réforme constitutionnelle de 2002).
[9] Principalement le RCD, Rassemblement pour la Culture et la Démocratie de S. Sadi et ses organisations satellites.
[10] Entre autres, la Charte d’Agadir de 1991, mais la réflexion et le débat étaient engagés parmi les intellectuels et la militance berbères depuis les années 1970, au moins. Sans oublier les prises de position, plus anciennes encore, d’hommes comme Mahjoubi Aherdane qui ont maintenu une « petite flamme berbère » dans le champ politique.
[11] Le Maroc compte sans doute deux fois plus de berbérophones que l’Algérie (14/15 millions contre 7/8 millions).
[12] Les Berbères libyens se sont engagés dans la lutte armée contre le régime de Kadhafi sur des bases très explicitement « berbères » et ont joué un rôle décisif dans sa chute ; cf. S. Chaker & M. Ferkal, « Berbères de Libye : un paramètre méconnu, une irruption politique inattendue. », Politique africaine, n° 125, mars 2012.
[13] Par exemple, pour l’année 2005/6, les données sont les suivantes (pour l’ensemble des cycles scolaires : primaire, collège, lycée) : Kabylie = 95,3%, Aurès = 4,1% (sur 105.182 élèves) ; pour l’année 2008/2009 : Kabylie = 91,1%, Aurès = 7,1% (sur 166.351 élèves) (source : MEN). En fait, les tendances sont à peu près stabilisées depuis une bonne dizaine d’années ; les seules évolutions notables se situent au niveau du nombre total d’élèves bénéficiant de cet enseignement – il augmente régulièrement – et de l’équilibre entre la Kabylie et la région chaouie (Aurès) où la situation s’améliore peu à peu. En dehors de ces deux régions berbérophones, le poids du reste de l’Algérie est insignifiant, même à Alger, réputée « ville kabyle ».
[14] Traduction à partir de l’original arabe sur lequel mon collègue K. Naït-Zerrad attire mon attention ; la traduction française officielle parle de « pays arabe » et non de « terre arabe », nuance lexico-sémantique hautement symbolique.
[15] Le berbère est omniprésent dans l’espace public de la région, y compris dans la signalétique communale qui est exclusivement en berbère ; l’arabe n’apparaît plus guère que sur les bâtiments officiels de l’État central. Le berbère y est désormais bien implanté à tous les niveaux du système scolaire, du primaire au secondaire.
LES ETUDES BERBERES : évolutions récentes (par Salem CHAKER)
Salem CHAKER - INALCO (novembre 1998)
LES ETUDES BERBERES : évolutions récentest
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Le Touareg – Tamašeq / Tamažeq / Tamahaq par Salem CHAKER
Le Touareg – Tamašeq / Tamažeq / Tamahaq
par Salem CHAKER
1. Touareg et Berbère
Les Touaregs parlent un dialecte (= variété régionale) de la langue berbère. Cette conception, classique dans les études berbères, est de nature purement linguistique. On peut lui préférer une approche plus sociolinguistique, qui définira le touareg comme une « langue » à part, en considération de divers critères linguistiques mais surtout sociolinguistiques :
- L’existence d’un certain nombre de traits linguistiques établissant une forte spécificité du touareg dans l’ensemble berbère (voir ci-dessous § 4 et 5);
- L’intercompréhension extrêmement difficile avec les autres variétés de berbère;
- L’insertion, pour l’essentiel, dans un ensemble géo-politique et culturel – l’Afrique de l’Ouest sahélienne – très différent de celui des dialectes berbères Nord;
- Le statut, déjà ancien, de « langue nationale » dans deux des pays principalement concernés (Niger et Mali); statut qui induit depuis 1966 une modeste prise en charge institutionnelle et un début de codification spécifique, qui débouchera nécessairement sur une norme instituée (= un forme standard de langue) propre au touareg.
Le touareg est parlé dans un immense territoire saharo-sahélien, réparti sur au moins cinq pays : Algérie, Libye, Niger, Mali, Burkina-Faso, auxquels s’ajoutent des groupes significatifs de migrants récents et réfugiés au Tchad, au Nigéria, en Mauritanie…
L’ensemble des populations de langue touarègue atteint certainement, voire dépasse, 1,5 million de personnes, dont la grande majorité (=1 million) est localisée au Niger et au Mali. Dans les régions sahariennes (Algérie et Libye), les Touaregs ne comptent que des effectifs très limités qui ne doivent pas dépasser les 200.000 personnes. Dans ces régions sahariennes, le touareg doit être considéré comme une langue menacée : l’effondrement du mode de vie ancien, avec sédentarisation rapide, la faiblesse de la densité démographique, associés à l’arrivée massive de populations arabophones venues du Sahara et du Nord de l’Algérie font que les Touaregs Ahaggar et Ajjer sont devenus en quelques décennies minoritaires dans leur zone d’implantation traditionnelle.
Ces chiffres correspondent aux locuteurs de la langue touarègue, les Kel Temašeq (= "les gens de la langue touarègue"), indépendamment de leur statut social et de leur mode de vie. Dans la société traditionnelle, le terme Amaže?/Imaže?en, Amaše?/Imuša?, Amahe?/Imuha? (selon les régions) ne s’appliquait qu’aux nomades libres, souvent même uniquement aux groupes nobles (chez les Touaregs sahéliens).
2. Diversité interne du touareg
Le touareg se subdivise en plusieurs sous-variétés régionales, nettement différenciées. Traditionnellement, on distinguait quatre grands dialectes correspondant à peu près aux grands sous-ensembles politiques [e??ebel = confédération] et qui recouvraient la majorité des populations de langue touarègue:
- Tamahaq (ou tahaggart), parlée par les Kel Ahaggar (Algérie), les Kel Ajjer (Algérie et Libye) et quelques groupes disséminés : Taytoq (Algérie, Niger);
- Tamažeq (ou tayert), parlée principalement par les Kel Ayr (Niger);
- Tamašeq (ou tadɣaq), parlée principalement par les Kel Aḍaɣ de l’Adrar des Ifoghas (Mali);
- Tawellemmet, parlée par les Iwellemmeden (Kel Denneg et Kel Ataram), à cheval sur le Niger et le Mali.
En fait, on sait maintenant (voir les travaux de K.-G. Prasse) que le touareg présente une diversité interne beaucoup plus marquée et qu’il existe de nombreuses variétés locales très spécifiques : parlers des oasis de Ghat et Djanet, des Igellad (taneslemet, parlée au sud de Tombouctou, Mali), des Kel Geres (tamesgerest, sud du Niger, Nigéria)… Diversité qui n’a rien de surprenant vu l’immensité du territoire et sa grande variété au plan des conditions écologiques et humaines : le monde touareg présente en son sein des configurations socio-culturelles, anthropologiques et économiques extrêmement diversifiées.
3. Les études touarègues
Les travaux et recherches sur le touareg ont longtemps été marqués par un très fort déséquilibre régional en faveur de la variété saharienne de langue (tamahaq) : de la première grammaire de Hanoteau (1860), en passant par l’œuvre monumentale de Charles de Foucauld (1920, 1922, 1925/1930, 1940, 1951/1951), jusqu’à la somme grammaticale de Karl-G. Prasse (1972-1974), la quasi totalité des publications linguistiques a été consacrée pendant plus d’un siècle au touareg de l’Ahaggar.
Cette situation était le reflet direct de l’histoire de la pénétration des régions touarègues par la France : le contrôle du Sahara et la soumission des Touaregs s’est faite d’abord à partir de l’Algérie et les Touaregs de l’Ahaggar et de l’Ajjer ont été longtemps le principal obstacle à la conquête du Sahara (les Touaregs de l’Ahaggar sont définitivement vaincus par les troupes françaises en 1902). Les Touaregs du Nord (Ahaggar et Ajjer) ont donc longtemps focalisé toute l’attention des explorateurs, de l’administration et des militaires français, des scientifiques.
A partir du milieu des années 1970, sous l’impulsion décisive de Karl-G. Prasse (Copenhague), ce déséquilibre a progressivement été corrigé au profit des variétés touarègues méridionales, nigériennes d’abord, puis maliennes. On dispose désormais de corpus de textes littéraires et ethnographiques, d’outils grammaticaux et lexicographiques approfondis sur plusieurs variétés méridionales (Ayr, Iwellemmeden, Kel A?a?, Udalen… ; voir les travaux de : Alojaly, Prasse, Heath, Sudlow…).
Tous ces travaux récents confirment la grande diversité interne du touareg qui peut présenter des divergences considérables, à tous les niveaux du système linguistique.
4. Les spécificités linguistiques du touareg dans l’ensemble berbère
Plusieurs traits majeurs distinguent le touareg de l’ensemble des dialectes berbères Nord algéro-marocains. On n’évoque ici que les caractéristiques importantes, touchant à la structure même des systèmes linguistiques.
a. Phonologie : un système vocalique très spécifique. La complexité du système vocalique touareg apparait nettement dès les premiers travaux, notamment ceux de Charles de Foucauld. Les travaux récents, surtout ceux de Karl-G. Prasse, confirment que le touareg possède un vocalisme très différent de celui du berbère Nord, réduit aux trois voyelles phonologiques du triangle de base ; /i/, /a/, /u/, auxquelles s’adjoint une voyelle centrale ou "neutre" [ǝ] non phonologique, dont la consistance phonétique est variable selon les dialectes.
En touareg, au plan phonétique, on constate la présence de nombreuses voyelles d’aperture moyenne |é] et [o], de voyelles longues [â, ê, î, û, ô] et de deux voyelles brèves de timbre central [ǝ] et [ă] (ou |ä]). Le statut phonologique de tous ces sons n’est pas clairement et définitivement établi : K.-G. Prasse a varié dans ses analyses à ce sujet et les chercheurs ultérieurs (Louali, Heath…) ont développé des analyses souvent différentes.
S’il ne fait pas de doute qu’une bonne partie, si ce n’est la quasi-totalité, des timbres d’aperture moyenne ([é] et [o]) peuvent être analysés comme des variantes contextuellement conditionnées ou des réalisations locales des phonèmes /i/ et /u/, il n’en demeure pas moins:
- Qu’il existe bien des oppositions pertinentes de durée vocalique, notamment dans le système des oppositions des thèmes verbaux : le Prétérit intensif (ou "Accompli résultatif") est systématiquement distingué du Prétérit simple (ou "Accompli") par la durée de la voyelle thématique. Mais il n’y a pas (ou très peu) d’oppositions aléatoires dans le lexique : les conditions d'apparition de la durée vocalique (i.e. ce lien privilégié avec un contexte grammatical déterminé) autorisent à penser qu'elle est de formation secondaire et procède de la phonologisation d'un allongement expressif et/ou de la réinterprétation quantitative de phénomènes accentuels.
- Qu’il existe bien dans la zone centrale, deux timbres vocaliques (brefs) à fonction distinctive, le schwa ou voyelle neutre [ǝ] et un timbre plus ouvert, [ă] ou [ä]. C’est ce qui permet au touareg de distinguer régulièrement le thème de Prétérit de celui d’Aoriste pour les verbes à trois consonnes, thèmes que le berbère Nord a totalement confondus, alors que le touareg oppose : A : (ad) ikrǝs = « il nouera », à : ikrăs = « il a noué ».
Dans une perspective diachronique et reconstructive, c’est essentiellement sur ce dernier point que le touareg diverge fondamentalement du Berbère Nord : il a conservé deux timbres vocaliques centraux brefs que le berbère Nord a confondu sous [ǝ].
b. Le système verbal : le touareg distingue systématiquement deux thèmes verbaux non ou peu attestés en Berbère Nord :
- Le Prétérit intensif (ou "Accompli résultatif"), marqué par l’allongement de la voyelle thématique, et qui a une valeur de statif ou de duratif, par opposition au Prétérit simple qui est un évènementiel ou ponctuel : tensâ = « elle dort ou elle dormait » / tensa = « elle s’endormit »). Ce thème reste spécifique au touareg et n’a jamais été identifié en berbère Nord.
- L’Aoriste Intensif Négatif (ou "Inaccompli négatif"), marqué par la fermeture du timbre vocalique de la voyelle de l’Aoriste Intensif (AI = iraggel, itawey / AIN = ireggel, itiwi, issus des verbes erwel, « fuir » et awey, « emmener »). Au plan du statut, AIN est un allomorphe syntaxiquement conditionné : AIN est la forme obligatoire de AI en contexte négatif. Ce thème a été reconnu dans plusieurs dialectes berbère Nord (rifain et parlers zénètes).
c. Inexistence de l’adjectif : le touareg ignore l’adjectif en tant que catégorie syntaxique. Même si des formes identiques à celles du Berbère Nord peuvent y être relevées (amellal, azegga?, etc.), elles n’y ont jamais le statut de déterminant lexical du nom (épithète). En touareg, ce sont des substantifs qualifiants (amellal = "animal blanc = antilope addax", etc.) et on ne peut utiliser que les formes participiales pour qualifier un nom : *akal amellal est impossible en touareg qui recourra uniquement à la forme akal mellen « terre étant blanche » (Nom + participe verbal ; voir ci-dessous).
d. Le participe verbal : au plan syntaxique, le participe berbère est un verbe dont les indices de personne sont neutralisés et qui perd sont statut prédicatif pour être réduit à la fonction de déterminant d’un nominal. Le touareg a conservé pour le participe verbal une flexion de nombre (singulier/pluriel) et de genre (masculin/féminin, uniquement au singulier). La morphologie du participe est donc plus complexe en touareg qu’en berbère Nord qui, en général, a une forme unique (celle du masculin singulier), invariable ou, dans le cas le plus complexe (chleuh) deux formes distinctes (singulier/pluriel) :
Touareg | Chleuh | Kabyle |
amɣar maqqeren vieux/chef étant-grand |
amɣar imqquren un grand vieillard/chef |
amɣar meqq°ren |
tamɣart maqqeret vieille étant-grande |
tamɣart imqquren une grande vieille |
tamɣart meqq°ren |
Imɣaren maqqernin vieux/chefs étant-grands |
imɣaren mqqurnin de grands vieillards/chefs |
imɣaren meqq°ren |
e. Syntaxe : une phrase nominale de forme particulière. Le touareg utilise abondamment la simple juxtaposition de nominaux (phrase nominale "pure") du type "Nom1, Nom2" (avec rupture tonale, bien qu’elle ne soit généralement pas notée dans les textes) :
Mûsa, amɣar n Ahaggar
Mûsa, chef de Ahaggar = « Moussa est le chef de l’Ahaggar »
Tamahaq, awal-nesen
Touareg, langue-leur = « le touareg est leur langue »
Ce type de phrases est rarissime en berbère Nord où il ne se rencontre guère que dans des énoncés figés, définitoires ou proverbiaux.
Symétriquement, le touareg ignore complètement – du moins en synchronie car on en décèle des traces résiduelles – la phrase nominale à auxiliaire de prédication d (d + Nom), très largement usitées dans la plupart des dialectes berbères Nord (à l’exception du chleuh).
5. Le lexique : Le lexique touareg mérite une mention particulière.
D’une part parce qu’on dispose depuis les travaux de Charles de Foucauld d’outils lexicographiques remarquables, par leur ampleur et leur qualité ; les dictionnaires récents consacrés aux parlers touaregs méridionaux, initiés ou dirigés par Karl Prasse, ont encore consolidé cette richesse lexicographique. Aucun dialecte berbère, pas même le kabyle, ne dispose actuellement, d’outils aussi fins et aussi importants.
D’autre part parce que le lexique touareg apparait comme bien plus « conservateur » que celui du berbère Nord :
a. les emprunts à l’arabe y sont bien moins nombreux : la langue conserve de nombreuses racines et termes qui ont disparu ou sont devenus des archaïsmes ailleurs;
b. le système de formation des mots par dérivation y est beaucoup plus productif et vivant.
Le lexique touareg apparaît donc souvent comme le « conservatoire » du fonds lexical berbère. C’est ce qui explique que depuis les années 1940, l’action néologique menée par les acteurs et aménageurs de la langue berbère, en Kabylie d’abord, puis au Maroc, recourt prioritairement à l’emprunt de racines ou de formes puisées en touareg.
Sur les Tifinagh, écriture touarègue, voir : Ecriture libyco-berbère
Voir aussi : Phonologie, Syntaxe, Lexique
Orientation bibliographique [langue touarègue uniquement]
- ALOJALY (Ghoubeïd) : 1980 - Lexique touareg-français, Copenhague, Akademisk Forlag.
- CHAKER (Salem) (sous la dir.) : 1988 – Etudes touarègues. Bilan des recherches en sciences sociales, Aix-en-Provence, Edisud.
- CORTADE (Jean-Marie) : 1967 - Lexique français-touareg (dialecte de l’Ahaggar), Paris, AMG.
- CORTADE (Jean-Marie) : 1969 - Essai de grammaire touarègue (dialecte de l'Ahaggar), Alger, IRS-Université d’Alger.
- FOUCAULD (Charles de) : 1918-20 - Dictionnaire abrégé touareg-français, 2 vol. Alger.
- FOUCAULD (Charles de) : 1940 - Dictionnaire abrégé touareg-français des noms propres, Paris, Larose.
- FOUCAULD (Charles de) : 1951-52 - Dictionnaire touareg-français, (Ahaggar), Paris, (4 vol.).
- GALAND (Lionel) : 1974/a – « Introduction grammaticale », in : Petites Sœurs de Jésus, Contes touaregs de l'Aïr, Paris, Selaf.
- Fraternité Charles de Foucauld : 1968 – Initiation à la langue des Touaregs de l’Aïr, Services culturels de l’ambassade de France au Niger.
- HEATH (Jeffrey) : 2005 - A Grammar of Tamashek (Tuareg of Mali), Berlin/New york, Mouton de Gruyter.
- LEGUIL (Alphonse) : 1992 - Structures prédicatives en berbère. Bilan et perspectives, Paris, L'Harmattan, 1992.
- LEUPEN (A.H.A) : 1978 – Bibliographie des populations touarègues, Leyde, Afrika StudieCentrum.
- PRASSE (Karl-G.) : 1972-74 - Manuel de grammaire touarègue (tahaggart), Copenhague, Akademisk Forlag, 1972: I-III, Phonétique-Ecriture-Pronom ; 1974 : IV-V, Nom ; 1973 : VI-VIII, Verbe.
- PRASSE (Karl-G.) : 1984 – “The Origin of the Vowels e and o in touareg and Ghadamsi”, Current Trends in Afro-Asiatic Linguistics. Papers of the Third International Hamito-semitic Congress.
- PRASSE (Karl-G.) : 1986 – “The values of the tenses in Tuareg (Berber)”, Orientalia Suecana, 33-35.
- PRASSE (Karl-G.) et alii : 2003 – Dictionnaire touareg-français (Niger), Copenhague, Museum Tusculanum Press/Université de Copenhague, 2 vol.
- SAVAGE (André) : 2000 – Les voyelles touarègues à l’écrit, Mémoire de Maîtrise, Université de New-England (Australie).
- SUDLOW (David) : 2001 – The Tamasheq of North-East Burkina Faso, Köln, Rudiger Köppe Verlag (Berber Studies:1).