Linguistique amazighe

L'école dans l'aménagement linguistique: alliée efficace ou impuissante ?

L'école dans l'aménagement linguistique: alliée efficace ou impuissante ?

          Étant donné que même les régimes démocratiques et décentralisés régissent (même s'ils ne les dirigent pas) les systèmes scolaires à l'échelle du pays, il est naturel que dans toute entreprise d'aménagement linguistique parrainée par le gouvernement central, l'école soit perçue comme une puissante alliée. De plus, bien sûr, l'école est une institution axée sur la langue, celle-ci est omniprésente, qu'elle soit elle-même l'objet de l'enseignement, instrument d'apprentissage ou les deux à la fois. Enfin, étant donné que l'école met aussi l'accent sur le matériel didactique et que même la langue orale qui y est enseignée tend à être fortement influencée par la langue littéraire, par son caractère soutenu et correct, il va de soi qu'elle devrait être un important diffuseur des influences de l'aménagement linguistique, y compris de la norme. Cependant, on aura beau dira et beau faire, en toute objectivité la preuve de l'impact de l'école sur l'implantation de l'aménagement linguistique est, au mieux, plutôt ambiguë.

 

En Israël et en Indonésie, où il a fallu planifier la langue (l'hébreu moderne et l'indonésien), l'inculquer à toute la population comme langue seconde puis en faire une langue maternelle, l'école est réputée avoir joué un rôle très important dans l'atteinte de ces objectifs. Cependant, rien ne prouve clairement que c'est à l'école elle-même, et non à d'autres mécanismes sociaux, qu'est attribuable la plus grande part du succès. En effet, ces deux populations étaient, après la Deuxième Guerre mondiale, très nombreuses, désorganisées et hétérogènes sur le plan linguistique, et, pour un grand nombre, les langues qui allaient par la suite sortir victorieuses étaient déjà plus ou moins connues comme langues de relation. Chaque cas révéla des taux élevés de mariages inter-communautaires qui rendaient nécessaire l'usage d'une langue composite de ce genre pour la vie de famille.  Chaque cas révèle également des taux élevés d’interaction entre les ethnies dans les nouveaux peuplements d’après-guerre, et de sérieuses réticences idéologiques à la diffusion d'une autre langue commune d'avant-guerre ; enfin, dans les deux cas une forte valorisation idéologique et économique était rattachée à l'apprentissage des langues qui seraient par la suite adoptées. En fait, l'hébreu et l'indonésien étaient l'objet de telles valorisations simultanées qu'il n'est nullement évident que l'école ait été un facteur isolé déterminant. La scolarisation a été pendant longtemps une expérience  brève et peu répandue en Indonésie et elle semble être un facteur somme toute secondaire dans la diffusion de l'aménagement linguistique actuel  les efforts d'implantation de la norme en Israël. Une analyse poussée  ces efforts démontre que l'école ne joue pas un rôle très important dans la diffusion de l'orthoépie ou du lexique normalisés. Certes, cela peut être du au fait que l'aménagement linguistique n’est pas prioritaire comme il l'était il y a 30 ans, immédiatement après la création de Etat d'Israël, et au fait que les jeunes d'aujourd’hui sont beaucoup moins sensibles sur ce point que ne l'étaient leurs parents au milieu de la bataille.

Le cas de l'Irlande fait surgir des doutes encore plus sérieux concernant l'école comme premier facteur d’implantation de la norme. En effet, le demi- siècle que l'Irlande a passé à compter sur l’école pour favoriser la diffusion et la renaissance de l'irlandais donna des résultats plutôt décevants. Dans l'ensemble, par conséquent, il serait préférable de considérer l'école comme un facteur important à la disposition des planificateurs-linguistes, plutôt que comme une force indépendante décisive devant garantir l'implantation de l'aménagement linguistique. On charge souvent l'école de donner suite aux efforts de normalisation, mais elle est sans doute beau- coup trop faible pour y parvenir. Si, dans le mythe populaire, cette distinction n'est pas évidente, elle doit l'être pour les spécialistes de la politique linguistique. Peut-être, en effet, vaudrait-il mieux considérer l'école comme un instrument secondaire de valorisation au service de systèmes sociaux plus fondamentaux et plus puissants; c'est vers ces derniers que les planificateurs-linguistes doivent se tourner s'ils veulent implanter la norme avec succès (qu'il s'agisse d'orthoépie, de systèmes d'écriture, d'orthographe, de lexiques, de manuels de stylistique, ou d'autres aspects). L'école prodigue un enseignement, mais c'est à des systèmes de valeurs plus fondamentaux que reviennent généralement l'apprentissage, la mémorisation et l'utilisation des connaissances acquises à l'école. Dans certaines sociétés, ces systèmes de valorisation ont pour nom l’ ‘Eglise’ ou le ‘parti’ dans d'autres, et c'est le cas de !a plupart des sociétés modernes, l'économie est le plus important de tous. Dans un grand nombre de nations en voie de développement, c'est l'armée qui constitue la première force d'intégration nationale. De toute façon, il serait prudent que toutes ces forces sociales fondamentales soient mobilisées activement dans ''implantation de la norme, par le biais de chacun de leurs systèmes de valorisation, et que l'on ne compte pas uniquement sur l'école. Les planificateurs-linguistss viennent souvent de milieux littéraires et intellectuels; il est donc facile de comprendre leur tendance à compter beaucoup trop exclusivement sur l'école pour l'atteinte de leurs objectifs. L'école, en fait, a beaucoup de mal à inculquer les aptitudes, conceptions et attitudes critiques que les autres forces sociales n'exigent pas ou ne valorisent pas, qu'il s'agisse d'histoire, d'algèbre, de littérature ou de langues. L'avocat ne compte pas sur l'école pour favoriser le respect des lois, ni le médecin pour favoriser la santé publique. Il va de même  de l'aménagement linguistique qui ne peut pas dépendre uniquement de l'école puisque, en définitive, celle-ci sert la société mais ne la régente pas, ne la guide pas et ne la refait pas.

Les planificateurs-linguistes, dans leurs efforts pour corriger les normes linguistiques actuelles et en implanter de nouvelles, ne doivent jamais oublier que la communauté qu'ils cherchent à influencer utilise déjà la langue parles et, du moins jusqu'à un certain point, la langue écrite. Au mieux l'école peut-elle être utilisée principalement pour atteindre les jeunes, mais ceux-ci représentent seulement une fraction du nombre total de locuteurs, de lecteurs et d'auteurs qui doivent être influencés sous peine d'un échec de l'aménagement. Comme cette fraction de la population se prépare de toute façon à plonger dans la vie et les schèmes de valorisation des adultes, il serait raisonnable, nous semble-t il, de s'appuyer sur ces valeurs dans tout pro- gramme d'implantation de la norme.

 

 

     

Extrait de Joshua A. Fishman, 1983, « Aménagement et norme linguistique en milieux linguistiques récemment conscientisés » in La norme linguistique,

Ouvrage publié sous la direction de E. Bédard et J. Maurais, CLF, Québec, [pp. 391-393].



05/12/2012
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