Linguistique amazighe

Kabylie : Dialectologie par K. Naït-Zerrad

Kabylie : Dialectologie

K. Naït-Zerrad
p. 4067-4070

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1Les berbérisants regroupent les parlers berbères en variétés régionales ou aires dialectales – comme le chleuh, le kabyle, le chaoui, le touareg, le rifain, etc. – à l’intérieur desquelles l’intercompréhension est normalement assurée. Ces grands ensembles sont eux-mêmes constitués de sous-variétés – représentées chacune par une confédération, une tribu ou un groupe de villages – possédant des particularités spécifiques. Celles-ci ne sont pas seulement restreintes au vocabulaire mais touchent également la phonétique et la morphosyntaxe. (Sur la distinction langue/dialecte/parler, voir Chaker, EbXV, 1995).

2Pour des raisons historiques, les études berbères sont dominées depuis le début du xxe siècle par des travaux portant sur la Kabylie occidentale (Grande Kabylie) aussi bien à l’université (André Basset, Boulifa...) que dans les publications du Fichier de Documentation berbère fondé par les Pères Blancs en 1946 à Fort-National (Larbaa Nat Iraten). Signalons ici les Etudes de géographie linguistique en Kabylie (1929) d’André Basset, un des rares travaux couvrant la totalité de la Kabylie et portant « sur quelques termes berbères concernant le corps humain ».

3Après l’indépendance, et jusqu’à une période récente, cette situation perdure, que ce soit en Kabylie ou en émigration, la majorité des acteurs (universitaires ou militants associatifs) étant originaires de la Kabylie occidentale (M. Mammeri, S. Chaker...).

4Le reste de la Kabylie a donc été le parent pauvre des études berbères, on peut citer néanmoins (outre des notes grammaticales et des textes dans Hanoteau, Basset, Bensedira...) :
- pour sa partie orientale et extrême orientale (Petite Kabylie), le Dictionnaire français-kabyle (parlers de Bejaia et de ses environs) publié en 1844 par lequel les études berbères ont, paradoxalement, été inaugurées ; les textes de Leblanc de Prebois (1897) et les « Contes merveilleux et fables » (Fdb, 1976) pour les Ait-Abbas ; Slimane Rahmani (1933, 1939) et Genevois (1955) pour les parlers de la Kabylie maritime et ses environs (Aoqas, Ait-Mbarek)
- pour sa partie extrême occidentale (Draa El Mizan, Boghni, Tizi-Ghennif...), nous n’avons pratiquement aucun texte ni aucune étude, si ce n’est un fascicule consacré aux potières de la région de Bu-Nuh, publié par le Fdb (Louis de Vincennes, 1971).

5Ce vide commence cependant à être comblé à la faveur des travaux de chercheurs originaires de Kabylie orientale (Allaoua 1988, 1994 ; Rabhi 1995 ; Madoui 1995...) en particulier avec l’ouverture du département de langue et culture amazighes de l’université de Béjaia. Ajoutons que l’on a signalé dans Naït-Zerrad 1994, 1995 et 2001a les particularités phonétiques, morphosyntaxiques et lexicales des parlers orientaux et occidentaux.

6La situation linguistique kabyle est beaucoup plus complexe qu’une simple distinction entre Grande Kabylie et Petite Kabylie. Ces dénominations géographiques ont une pertinence linguistique limitée, d’autant que l’on ne sait pas toujours ce que cela recouvre exactement sous la plume des auteurs. Les parlers kabyles constituent un continuum dialectal et il est difficile d’établir une classification à partir d’un faisceau d’isoglosses, les données étant souvent enchevetrées. Par exemple, Basset (1929) montre une variation importante pour « mollet » alors qu’elle est beaucoup plus restreinte pour « oreille ». Les sous-variétés conti-guës sont linguistiquement très proches alors que celles situées aux extrêmes sont plus proches du dialecte avec lequel elles sont en contact (le chaoui pour la Kabylie extrême orientale) et l’intercompréhension entre elles est plus difficile.

7On peut néanmoins envisager au moins quatre groupes linguistiques plus ou moins homogènes :
- extrême occidental (EOC : Tizi-Ghennif, Boghni, Draa el Mizan...),
-occidental (OC : At Menguellat, At Yiraten, At Aïssi, At Yanni...),
- oriental (OR-Ouest : At Mlikeche, At Abbas, OR-Centre : At Aïdel, At Khiar, OR-Est : At Sliman...)
-extrême oriental (EOR : Aoqas, Melbou, At Smail...),
que l’on peut encore subdiviser et affiner... Cette distribution se fonde sur plusieurs critères phonétiques, morphosyntaxiques et lexicaux. Nous en proposons quelques-uns dans les lignes qui suivent. À l’intérieur d’un groupe, il peut bien entendu exister des différences sur tel ou tel point très particulier dans tel ou tel village... On ne notera ici que les tendances lourdes (Cf. également Naït-Zerrad 2001b) :
EOC : Tizi-Ghennif (notes personnelles)
OC : Ait-Menguellat (Dallet 1982)
OR-Ouest : Ighil-Ali (notes personnelles), OR-Centre : Tiwal (notes personnelles), OR-Est : Ait-Slimane (Allaoua 1988)
EOR : Aoqas (Rabhi 1995), Madoui 1995 et notes personnelles

1. Phonétique : réalisations différentes selon les groupes

8- la tendue ww : bb(w)(EOC, OC), gg(w)(OR), ww (EOR).

9On signalera spécialement dans la partie OR-Centre et Est (Tiwal, At Sliman) la réalisation taḇḇurt « porte » avec un b tendu spirant, exemple unique (ailleurs, on a : tabburt, taggurt ou tawwurt). Ajoutons que la tendue labialisée bbwne fait pas partie de l’inventaire phonétique des groupes OR et EOR.
- les assimilations (aux frontières de morphèmes) :

10n+w > bbw(EOC, OC), ggw(OR-Ouest), ww (OR-Centre et Est, EOR) ;

11n+y > gg (EOC, OC, OR-Ouest), yy (OR-Centre et Est, EOR) ;

12etc.
- Le groupe EOR et en partie OR-Est ne connaissent pas les affriquées [ts] et [dz] ;
- La pharyngalisée (« emphatique ») (EOC, OC, OR-Ouest) s’assourdit en (OR-Centre et Est, EOR) (aar au lieu de aar, « pied ») ;
- Le passage dans certains contextes de [w] (EOC, OC, OR-Ouest) à [g] (OR-Centre et Est, EOR) : awezlan ~ agezlan « court », aweṭṭuf ~ ageṭṭuf « fourmis », awtul ~ agtul « lièvre »...
- La labio-vélarisation est beaucoup moins attestée ou inconnue en OR-Est et EOR.

2. Morphosyntaxe

13- Les affïxes possessifs : EOC -nnes/OC, OR -is, -ines, EOR -is (exemple de la 3e p. singulier)
- Absence de certaines particules préverbales en OR et EOR (la,...).
- L’usage courant de la particule (t)tuγ comme auxiliaire pour le passé en EOC et EOR (v. également Naït-Zerrad 1995, 2000 et Chaker 1997).
- La grammaticalisation du verbe ini « dire » en OR-Ouest (At Abbas) qui s’emploie comme conjonction.

3. système verbal

14- la désinence personnelle de l’impératif masculin pluriel chez les At Abbas se présente sous la forme ----wt quand le thème verbal se termine par une consonne, en regard de la forme sans semi-voyelle ----t attestée dans le reste du domaine kabyle.
- les verbes de qualité : Les At Slimane ont une « conjugaison » particulière qui consiste à employer les affïxes personnels directs après le thème verbal de prétérit pour indiquer la personne. Dans les autres parlers, on utilise un paradigme spécifique d’indices personnels suffixés à ce thème. En Kabylie EOR, cette conjugaison semble avoir disparue.
- le préverbe de l’aoriste ad/a (EOC, OC, OR) ~ di/i (EOR)
- les particules d’orientation d et n : cette dernière n’est pas attestée en Kabylie orientale et extrême orientale.
- la conjugaison des verbes forts du type CCu et CC avec respectivement l’apophonie u/(i/a) et ø/(i/a) [i pour les personnes 1 et 2 du singulier et a pour le reste] en EOC, OC, OR-Ouest et u/(i/a/i/a) et ø/(i/a/i/a) [i pour les p. 1 du singulier et 2 singulier et pluriel, a pour le reste] en OR-Centre et Est.

Tableau des variations phonétiques et morphosyntaxiques

Tableau des variations phonétiques et morphosyntaxiques

4. Lexique

15Pour ce qui est du vocabulaire, on a déjà évoqué l’ouvrage de Basset (1929) qui montre bien – sur les 20 entrées portant sur le corps humain – que l’on ne peut définir de frontière nette entre les 4 groupes EOC, OC, OR et EOR.

16Les exemples du tableau ci-dessous montrent la variation entre les différents groupes, étant entendu que cet échantillon ne peut être généralisé, le vocabulaire étant pour une large part commun avec une réserve pour la partie la plus orientale du groupe EOR. Certaines unités lexicales ne sont attestées que dans certains groupes : comme kel « passer la journée », iglife. « ruminat » chez les At Abbas, ikεeb « renard » chez les At Abbas et At Aïdel, etc. que l’on retrouve dans d’autres dialectes. Deux remarques à propos du tableau :
- « rêver » : la forme argu a perdu la première radicale (< *H/WRG) qui s’est maintenue dans areg et bureg. On comparera avec les autres parlers : Maroc central, chleuh warg, warga ; touareg harǧet, Ghadamès erǧ...
-« être épais » : la radicale perdue *H/W (vocalisée ou présente sous la forme de la semi-consonne [w] en EOC, OC et OR-Ouest s’est maintenue en OR-Est et EOR : (i)zhur (Cf. touareg : Ahaggar huhәr, Adrar des Ifoghas cuhār, Oudalan zuwār)

17On observe donc des variations phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicales circonscrites à des sous-régions particulières qui permettent de dégager des groupes ayant une certaine unité. Il reste cependant que de vraies frontières linguistiques ne peuvent être tracées étant donné que certains éléments (comme tuγ) se retrouvent parfois aux extrêmités du domaine. Ces quelques remarques montrent l’intérêt qu’il y aurait à disposer rapidement de monographies pour les parlers représentant les sous-variétés peu ou non encore documentées pour une meilleure et plus fine connaissance de la géographie linguistique de la Kabylie et en conséquence les implications que l’on peut en tirer pour la standardisation du kabyle.

Exemples de variations lexicales

Exemples de variations lexicales
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voir notice K15

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References

Bibliographical reference

K. Naït-Zerrad, « Kabylie : Dialectologie », Encyclopédie berbère, 26 | Judaïsme – Kabylie, Aix-en-Provence, Edisud, 2004, p. 4067-4070

Electronic reference

K. Naït-Zerrad, « Kabylie : Dialectologie », in Encyclopédie berbère, 26 | Judaïsme – Kabylie [Online], Online since 01 June 2011, connection on 10 March 2014. URL : http://encyclopedieberbere.revues.org/1433

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10/03/2014
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