Linguistique amazighe

Les conditions historiques de l’aménagement du berbère en Algérie

Les conditions historiques de l’aménagement du berbère en Algérie


                                                                                                                        Par Said Chemakh

En travaillant depuis des années sur la standardisation du berbère en général et du kabyle en particulier, de nombreux chercheurs se sont aperçus de la nécessité de tenir compte des données historiques et sociolinguistiques dans leurs études. Sans être directement impliquées comme l’est la lexicologie, par exemple, les données sociolinguistiques s’avèrent être d’une importance capitale pour la standardisation de la langue car elles interviennent à deux niveaux de réflexion :
Premier Niveau : la philosophie dominante en matière d’aménagement linguistique du berbère se fonde sur standardisation convergente des variétés existantes autant que cela est possible.
Deuxième Niveau : découlant du premier, pousse à favoriser les structures phonologiques, syntaxiques et lexicales communes au détriment des phénomènes strictement dialectaux.

Or, comme les structures et relations syntaxiques sont assez stables pour l’ensemble du berbère, la planification linguistique de corpus et plus précisément l’aménagement/ normalisation touchera essentiellement au lexique et à la notation de la langue. D’ailleurs, ceci était prévisible vu que maintes planifications de corpus d’autres langues y sont passées. Dans son ouvrage Politique et aménagement linguistiques (1987), J. Maurais note bien que : l’aménagement linguistique c’est à dire l’intervention sur les structures linguistiques elles-mêmes, a surtout touché l’orthographe et lexique". Et cette normalisation est souvent faite pour répondre à des besoins de l’enseignement.
Les données historiques permettent, quant à elles, de comprendre le processus de l’aménagement d’une variété linguistique et surtout de restituer chacun des contenus de cet aménagement dans l’histoire.
Si on se limite à la définition de l’aménagement linguistique comme étant l’ensemble des efforts délibérément effectués pour intervenir sur la langue tant sur son statut que sur son contenu (corpus), on pourra aisément parler d’un début d’aménagement du berbère dès le XIXe siècle. Ceci dit, le concept d’aménagement linguistique n’est apparu qu’au XXe siècle, et particulièrement à partir des années 60 ; il convient de préciser sur quels critères on se base pour affirmer que l’intervention faite sur le berbère par les militaires, les missionnaires et universitaires français (essentiellement) à partir du XIXe siècle constitue le début ou plus exactement la base d’un "aménagement linguistique".
Si l’on cherche dans toute la littérature linguistique berbère, ce n’est qu’en 1983, que la notion de planification linguistique apparaîtra dans un article écrit par S. Chaker : "De la description à la planification linguistique : un tournant dans le domaine berbère". Or, cela ne veut pas dire que l’aménagement du berbère ait commencé en 1983. Dans cet article d’ailleurs, S. Chaker revient les raisons qui poussent à formuler explicitement l’idée d’une planification, alors que les différents travaux des berbérisants et autres acteurs ont jeté les bases d’une ‘planification’ implicite.
Comment, par exemple, est-on arrivé à avoir une notation usuelle en caractère latin ? Cette dernière n’est pas créée ex nihilo, elle est bien le résultat d’un processus de codification d’une transcription du berbère en caractères latins.
Or, un aperçu historique peut apporter des éclaircissements sur ce long processus qui s’étale sur prés de deux siècles et qui commence par une description du berbère pour aboutir dans les années 60 et 70 sur des velléités explicites de standardisation/ aménagement de la langue.
Cet aperçu historique peut être divisé en deux parties correspondant aux deux périodes essentielles :
1- la période coloniale allant du XIXe siècle jusqu’à 1962.
2- la période actuelle allant de 1962 à nos jours.
Cette subdivision peut être justifiée par le fait que les actions et les discours sur la langue berbère diffèrent radicalement. De même que les acteurs et leurs motivations ne sont plus les mêmes.


Du XIXe siècle à 1962.

Peu de choses, pour ne pas dire rien, étaient faites par l’Etat colonial pour standardiser et/ou aménager le berbère. Hormis dans le domaine de l’enseignement où des institutions étaient créées, aucun autre effort n’a été entrepris pour la création de cadres, organes pouvant permettre à la langue berbère de se développer.
Pour cette période, on peut déjà citer la création de l’enseignement du berbère à la Faculté de Lettres d’Alger dès les années 1880 suivie par la création d’un brevet de langue kabyle en 1885, la création d’un diplôme des dialectes berbères en 1887 et par l’instauration d’une prime annuelle aux instituteurs titulaires du brevet ou du diplôme de berbère. Ces premières actions seront d’ailleurs accompagnées par la publication des premiers manuels.
A partir de 1913, l’enseignement du berbère se consolide avec la création du cours de berbère à l’Inalco (Paris). D’autres chercheurs (A. Basset, J.M. Dallet, A. Picard...) viendront assurer les cours au sein de la chaire de berbère de l’Université d’Alger. L’existence de ce pôle scientifique de recherche et d’enseignement n’exclut pas la création et la naissance d’autres espaces d’enseignement et/ou de recherche sur le berbère tels le centre du Fichier de Documentation Berbère créé par les Pères Blancs à Michelet en 1946 ; ou le Centre d’Etudes Régionales de Kabylie à Tizi-Ouzou.
C’est dans le mouvement nationaliste des années 40 que se pose pour la première fois le problème de la reconnaissance de la langue et de l’identité berbère et surtout lors de la rédaction des textes, mémorandums... sur l’indépendance algérienne par, ceux que les historiens appelleront plus tard, les berbéro-nationalistes.



De 1962 à nos jours.

A l’indépendance, le pouvoir politique qui s’est mis en place en Algérie a combattu tout ce qui est relatif aux Berbères et à la berbérité. L’Etat algérien se revendiquant comme un Etat arabe, ne reconnaît comme langue officielle que l’arabe. La langue, la culture tout comme l’identité berbère sont présentés comme des créations du colonialisme français quand elles ne sont pas rejetées sous prétexte de gêner la réalisation de l’unité idéologique arabe.
Les mécanismes de lutte idéologique contre le berbère sont alors mis en place dés 1962. Les premiers textes fondateurs de l’Algérie indépendante, à savoir la Charte de Tripoli (juin 1962) et la Charte d’Alger (1963) sont très clairs en la matière.
Cette situation perdurera jusqu’en 2002, bien qu’à partir des années 90, certaines attitudes officielles tendent à se modifier (pseudo-intégration) mais sans reconnaissance explicite de la langue berbère dans les textes fondateurs de l’Etat.
C’est dans le secteur de l’enseignement que les premières conséquences des orientations politiques du nouvel Etat algérien vont apparaître immédiatement après 1962 avec notamment : - La chaire de berbère de l’Université d’Alger qui est supprimée.
- La recherche universitaire dans les domaines des sciences sociales qui est bloquée dés lors qu’elle porte sur les Berbères ou touche à la langue berbère.
Et c’est autour du couple reconnaissance/enseignement du berbère que va se cristalliser l’ensemble des revendications qu’adressent les différentes composantes de la mouvance berbère entre 1962 et 2001. C’est d’ailleurs ce qui apparaîtra dans le bref historique qui va suivre.
A partir de 1962, seule la chaîne de radio diffusion kabyle semble échapper à ce processus de négation/exclusion du berbère, peut-être du fait qu’elle sert de vecteur de l’idéologie officielle de l’Etat.
A partir de 1965, le mouvement de revendication de la reconnaissance de la langue berbère était l’apanage de l’Académie Berbère (Paris) et de certains groupes universitaires tant en Algérie qu’en France avant de devenir un phénomène social et grégaire au Printemps 1980, l’enseignement de la langue a connu un chemin assez différent.
Bien qu’en 1965, M. Mammeri put assurer des cours de berbère au sein du Département d’Ethnologie de l’Université d’Alger, ce dernier fut supprimé lors de la réforme universitaire de 1971.
A partir de 1980, plusieurs cours "sauvages" (pour reprendre le qualificatif usité à l’époque), furent organisés aux Universités d’Alger et de Tizi-Ouzou et à travers quelques lycées de la région.
On remarquera à travers les publications de cette période (1980-88), constituées pour la plupart de revues et de brochures ronéotypées l’existence de cours tirés des manuels comme "La langue berbère-Initiation à l’écriture" édité par le G.E.B à Paris ou de "Tajeôôumt n Tmazi$t" de M. Mammeri. Ce n’est qu’après 1988, que l’enseignement du kabyle connaîtra un certain essor avec la liberté de création d’associations culturelles. Certaines d’entre elles (FNACA, Idles,...) ont assuré pendant des années un enseignement de qualité.
Au cours des années 70 et 80, les multiples démarches sont menés par M. Mammeri, S. Chaker... pour l’intégration du berbère au sein de l’université algérienne se sont soldées par le refus des autorités qui pourtant prônent un discours d’ouverture destinée à l’opinion internationale.
Du fait de cette négation, aucune expérience d’enseignement institutionnelle n’a été tentée pour le berbère.
Toutefois, si toutes les tentatives de créations de cours de berbères au sein de l’Université algérienne avaient échoué, au cours des années 70/80, en 1990, un département de langue et culture berbères est crée à Tizi-Ouzou. Une année après, un autre voit le jour à l’Université de Bgayet.

Suite au boycott scolaire de 1994/95 et à la création du Haut commissariat à l’amazighité (H.C.A), des enseignements "facultatifs", complémentaires... ont été autorisés pour les classes d’examens de certaines régions berbérophones.
Cet intérêt porté à la reconnaissance du berbère en général et à son enseignement en particulier, va de plus en plus grandissant. Dans son ouvrage Textes en linguistique berbère (1984), S. Chaker notait : "en quelques années, la sensibilité berbère, la revendication d’un minimum de reconnaissance institutionnelle sont devenues, malgré un contexte très hostile, un phénomène de masse. De strictement kabyle qu’il était à l’origine, ce fait s’étend rapidement aux autres zones berbérophones et l’on voit même se développer un sentiment, voire une solidarité pan-berbère, en particulier dans les jeunes générations. Le mouvement est certainement irréversible et il est probable que dans les décennies à venir, l’identité maghrébine elle-même connaîtra de ce fait une transformation assez sensible".

Bien que sur le plan institutionnel et dans les textes juridiques, le résultat reste très maigre : suite boycott scolaire de 1994/95, le régime en place crée l’institution, le H.C.A. chargé entre autres de ‘l’introduction de la langue amazighe dans le système de l’enseignement et de la communication" (Article 4 / alinéa 2)’. Et dans l’exposé des motifs du décret portant création du HCA, le berbère est mentionné ainsi : ‘la langue amazighe, langue de tous les algériens’.
Et dans le préambule de la constitution de 1997, l’amazighité est présentée comme un des fondements de l’identité nationale à coté de l’arabité et de l’Islam.

Suite aux événements qui ont secoué la Kabylie pendant les années 2001 et 2002, un amendement de l’article 3 de la constitution a été votée par les deux chambres le 07 avril 2002. Cet amendement appelé article 3 bis consiste-en :
- Tamazight est également langue nationale.
- L’état œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés en usage sur le territoire national.


Le fait notable, après ce qu’on vient de voir concernant la politique officielle vis-à-vis du berbère est que si un changement minimum s’opère dans le discours officiel où l’on passe de la négation/exclusion de la réalité berbère à une timide "intégration". En l’absence d’une politique réelle de prise en charge effective du berbère, les résultats enregistrés jusque-là restent mitigés et discutables dans les domaines suivants :
- l’enseignement où le berbère est facultatif, non généralisé même dans les régions berbérophones et est limité à deux ou trois années 7° et 9° (et Seconde).
- les institutions publiques où en dehors d’un journal télévisé en trois dialectes diffusé par la chaîne ENTV, le berbère est n’est pas utilisé dans les administrations publiques exécutives et législatives (collectivités, assemblées...) ni judiciaires...
- la culture où la prise en charge étatique des différentes productions culturelles et artistiques (non privées) est quasi-absente,
- la loi fondamentale où la reconnaissance en tant que langue nationale n’existe que depuis avril 2002 est exemple de minoration dont souffre le berbère. En effet, ce dernier n’est qu’ ‘également langue nationale’ alors que l’arabe est présenté comme langue nationale et officielle.
- sur le plan juridique, aucun décret d’application n’a été adopté par une quelconque institution de l’Etat, ni même proposé en vue d’une réelle prise en charge du berbère dans un quelconque domaine que ce soit.

Saïd CHEMAKH



05/12/2012
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