Linguistique amazighe

Dossier : Lounis Aït Menguellet


Le sage ouvre son cœur Lounis Aït Menguellet comme dans un confessional

Le sage ouvre son cœur

Lounis Aït Menguellet comme dans un confessional

[ Entretien avec Lounis Ait Menguellet. Réalisé par Kamela Haddoum et publié dans  "La dépêche de Kabylie" datée du jeudi 1er juin 2017. ]

 

A la veille de l’entame de sa série de concerts à Tizi-Ouzou (les 1er, 2 et 3 juin à la Maison de la culture Mouloud Mammeri), Lounis Aït Menguellet a reçu notre journaliste, hier matin, chez lui, sur les hauteurs de Kabylie, à Ighil Bouamas. Il se livre sans retenue, comme il l’a rarement fait par le passé. Il remonte son parcours et sa vie. C’est exclusif !

La Dépêche de Kabylie : Si on remontait un peu dans vos souvenirs et évoquait vos débuts dans la chanson…

Lounis Aït Menguellet : Ah, le début (soupire) ! L’amour de la chanson m’est venu de ma famille. C’était une famille ouverte, j’étais entouré de femmes. Ma mère, ma grand-mère, au fait j’ai eu quatre grands-mères. Mon grand père s’est marié trois fois. On a tous vécu dans la même maison. Toutes ces bonnes femmes ont su me transmettre l’amour de la chanson. Elles étaient ouvertes et intelligentes, je les entendais chanter, c’était extraordinaire, elles aimaient réciter la poésie, elles en faisaient aussi d’ailleurs. C’est cette atmosphère qui m’a prédisposé. Après la fin de la guerre, je suis parti à Alger avec ma famille. Tout a commencé là-bas, en découvrant la radio, la télévision, où je commençais à découvrir les chanteurs du moment, comme Sliman Azem, Chikh Arab Bouyezgaren, Allaoua Zarouki, Taleb Rabah… Ce dernier m’a marqué. Je n’ai jamais pensé que j’allais devenir chanteur, c’était par hasard. Ma première chanson, je l’ai écrite en 1966, c’était «Mathroud Oula Dhnek Akthar». L’émission de Cherif Kheddam était le déclic «Ighenayen Ouzekka». Mon frère, à l’époque, a ramené une guitare à la maison, de temps en temps j’y jouais, j’essayais de tirer des sons, ce n’était pas évident, y’avait personne pour m’apprendre. Mon cousin, un jour, m’a entendu chanter une chanson de Taleb Rabah et m’a demandé d’aller à l’émission, comme j’étais timide et désintéressé j’ai refusé. Mais il a insisté et c’est lui qui m’y a conduit. Moi au début, c’était plus par curiosité de voir comment est la Radio et de rencontrer Cherif Kheddam, c’était en 1967.

La rencontre avec Cherif Kheddam, comment l’avez-vous vécue ?

J’ai été très impressionné par sa gentillesse et sa simplicité. J’ai découvert son professionnalisme, il m’a mis très à l’aise. Il avait Achrof Idir et Mehenni comme assistants, ils étaient tout aussi gentils.

C’est de là que démarrent les 50 ans de carrière…

J’ai chanté «Aqliyi Am Tir Lqefs» de Taleb Rabah, il fut tout de suite conquis et il m’a demandé de revenir. C’est là que j’ai chanté ma toute première chanson. J’ai pu enfin l’enregistrer et décoller.

Aujourd’hui, avec le recul, comment évaluez-vous ce parcours ?

Avec le recul (long silence), c’est un peu compliqué. Ma vie ne diffère pas de la vie des gens de mon âge à l’époque. Ceci dit, je n’ai aucun regret ! Au contraire, je suis content, j’ai fait ce que j’aimais faire. J’ai été à l’école, j’ai fait un métier, celui de l’enseignement technique, je suis ébéniste de formation. J’aurais pu pratiquer ce métier et rester inconnu, j’aurais peut être fabriqué des guitares, mais pour les autres. Je serais vraiment ingrat si je regrettais ce que j’ai vécu.

Arriver au sommet de la pyramide c’est peut être facile, y rester c’est sans doute difficile, c’est quoi le secret de votre longévité ?

La vie est pleine de surprises ! Ceux qui brillent puis tombent dans les oubliettes, ce sont souvent ceux qui veulent absolument arriver, réussir. Ce n’était pas mon cas. Je voulais juste faire mes chansons et du mieux que je pouvais. Je voulais exprimer ce que la vie m’inspirait.

En parlant d’inspiration, d’où puise Aït Menguellet son inspiration ? Quelle est votre muse ?

En 50 ans de carrière, je vous assure que je n’ai jamais cherché l’inspiration, elle venait d’elle même. D’ailleurs, je n’ai jamais su s’il allait y avoir un nouvel album. J’attendais, et il se trouve que ça venait. Il suffit d’écouter les chansons pour comprendre.

Quand vous chantez l’amour alors, doit-on comprendre qu’une femme vous a inspiré ?

Pas forcément ! Les gens pensent que j’ai vécu une histoire d’amour.

Et ce n’était pas le cas ?

Non, c’est faux ! Je crois être un très bon observateur. La vie des autres m’inspire, il y a aussi une part d’imagination. Un poète ne peut vraiment en être un sans imagination !

Aït Menguellet n’a pas connu l’amour alors ?

Si ! Mais il y a des choses et des pans de ma vie que je ne voudrais jamais partager, ils m’appartiennent.

Passons alors au combat identitaire. C’était aussi un engagement pour vous. Comment avez-vous vécu l’époque du déni identitaire ?

A ce moment-là, chanter en kabyle relevait du militantisme. C’était opprimé. Si je parlais de ma propre expérience, je dirais que j’ai vécu la période de la jeunesse, caractérisée un peu par l’insouciance. Un jeune ne pense pas tellement aux problèmes profonds de la vie ! Cette insouciance m’a permis de franchir des obstacles. Je me suis focalisé sur le sentimental, car ça correspondait à mon âge et à mes préoccupations du moment, à ce que je ressentais à ce moment-là. Puis avec le temps, je ne pouvais ne pas remarquer la marginalisation du kabyle. On nous demandait dans la rue de parler en arabe «sinon on va nous entendre». J’ai constaté cette anomalie et je me suis posé la question : pourquoi n’ai-je pas le droit de parler ma langue ? Il n’y avait pas d’interdiction claire, mais on le vivait. Ensuite, ça a nourri la conscience de tout un chacun et on a milité chacun comme il pouvait ! Pour ma part, c’était avec la chanson. A ce moment-là, la priorité était la sauvegarde de la langue. Tant qu’on produisait, qu’on chantait et qu’on écrivait, la langue ne risquait pas de disparaître. C’était une forme de résistance.

C’est de là que vous avez donc commencé à chanter des chansons engagées ?

Moi, j’ai commencé dans la chanson. Après, chanter engagé, c’était un concours de circonstances. J’ai toujours dit que je n’aimais pas faire de la politique. Pas la politique partisane en tout cas. Je n’appartiens à aucun parti, mais je suis conscient que je fais de la politique au quotidien ! Cette politique là, c’est la vie.

Ce sont aussi des positions qui influencent vos milliers de fans…

Influencer, je ne sais pas, mais ça contribue à frapper les consciences, c’est sûr, comme je suis un personnage public. Mais je ne le fais pas sciemment. Je ne le fais pas d’une manière ciblée. Ma seule position tranchée c’est qu’on ne m’empêchera jamais d’être ce que je suis, parler ma langue et aimer mon histoire, la vraie ! Je ne considère pas cela comme étant politique, c’est un droit inaliénable, celui qui veut l’aliéner je le combattrai de toute mes forces. Personne n’a le droit de m’imposer sa langue, j’ai du respect pour toutes les langues, je suis pour le multiculturalisme, la diversité et les échanges entre les peuples, mais qu’on ne me renie pas.

Aujourd’hui, pensez-vous que les choses ont changé ? Tamazight langue officielle, on a même vu des hommages et une reconnaissance à l’éternel Mammeri…

Ce n’est que justice. C’est un Algérien, c’est sa patrie ! S’il n’est pas reconnu, c’est que la colonisation n’est pas finie ! Le contraire aurait paru normal au temps de la colonisation.

Oui mais cette reconnaissance est toute récente…

Oui et c’est pour ça qu’il y a eu un combat et une lutte. C’est la continuité d’un combat pacifique et légitime, c’est la consécration si vous voulez.

En parlant du combat, aujourd’hui, le MAK se dit la seule voix légitime des Kabyles, qu’en pensez-vous ?

Là j’userai de cette citation : «Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire». Il est vrai que je n’adhère pas à ces idées. Je ne fais pas de politique, comme il n’y a pas de parti idéal. Il faut prendre ce qui est bon de chacun, faire une sélection. Mais je suis pour les libertés et que chacun assume et prenne ses responsabilités, je ne me suis érigé ennemi de qui que ce soit. Je dénonce les injustices quand elles se montrent, mais je ne peux interdire à quelqu’un de s’exprimer, ça serait renier mon propre combat.

La chanson kabyle a changé d’orientation, ne pensez-vous pas que c’est révélateur d’une mutation culturelle de la société ?

C’est une mutation oui, mais elle est aussi normale. La société évolue, en bien ou en mal. Il y a du bon et du mauvais comme avant. Mais le nouveau nous fait peur, ça nous paraît bizarre. Cela ne m’inquiète pas pour autant. Pourvu que nous continuions à nous exprimer dans notre langue.

Justement, aujourd’hui, ce n’est pas complètement le cas, cela ne serait-il pas un danger pour la survie de cette langue à long terme ?

Je ne le crois pas, pour une raison très simple : c’est un phénomène qui se passe dans le monde entier et ce n’est pas pour cela qu’il y a danger. Ce qu’il y a à faire, c’est donner les moyens à Tamazight de s’épanouir, créer des institutions pour l’étude de Tamazight. C’est le travail des intellectuels et de l’élite.

Que pensez-vous de la nouvelle génération de chanteurs ?

Ils font leur chemin. J’espère qu’ils continueront à s’exprimer. Il faut juste gérer. Je veux dire par là, régler le problème des éditeurs, pour permettre aux jeunes d’éditer.

Votre nouvel album, sorti en avril dernier, suggère des messages lancés à travers certaines chansons. Vous confirmez cette impression ?

Il n’y a pas forcément de messages, chacun interprète à sa façon, moi je m’exprime. La chanson Tudert-ni, ce sont des passages de ma vie, ça me représente et me concerne à 100%.

Pourquoi refusez-vous d’écrire votre autobiographie ?

Parce que je le fais à travers mes chansons, je chante ce que j’ai envie de révéler.

Loin de l’artiste que vous êtes, parlons un peu de l’homme. Qu’est-ce que vous aimez faire, vos habitudes au quotidien ?

Je fais du sport chaque jour, j’ai commencé à l’âge de 13 ans, j’ai fait du judo. Il y a eu une longue interruption, après mon retour en Kabylie, j’ai fait le service militaire et organisé ma vie. Puis j’ai repris, j’ai fait du Karaté cette fois-ci. J’ai une ceinture noire, première dan. Je lis aussi beaucoup.

Votre écrivain préféré ?

Yasmina Khadra.

Une chanson que vous écoutez souvent, que vous passez presque en boucle, sans vous en lasser, dans votre voiture ?

Je mets soit Djaffar, soit Tarik ! (rire) Je plaisante. Mais plus sérieusement, j’adore les écouter, mais ça ne m’empêche pas d’écouter les autres, avec l’âge, la nostalgie grandit, on revient aux anciens, c’est peut-être l’approche de la mort (rire).

Un moment fort dans votre vie d’artiste ?

Le moment fort de ma vie d’artiste, ce sont mes 50 ans de carrière. Chaque gala, que ce soit dans un petit coin perdu ou dans une grande salle, est un moment fort.

Et un moment fort dans votre vie privée ?

Il y a eu la naissance de mes enfants, de mes petits-enfants. La libération de mon fils, c’était un grand moment.

Comment avez-vous vécu cette période d’emprisonnement de votre fils justement ?

(Silence) Je l’ai vécue comme je devais la vivre, dignement, c’est tout.

Quel commentaire faites-vous si je vous dis : l’Algérie ?

Mon pays, ma patrie. C’est la diversité, on est d’une richesse humaine et culturelle extraordinaire.

La Kabylie ?

Mon identité. Une partie de l’Algérie indivisible.

Houari Boumedienne

De son temps, il y avait une chape de plomb sur nous. Mais tout n’est pas noir ou blanc. Et entre les deux, il y a toutes les nuances possibles.

Hocine Aït Ahmed ?

Un grand homme

Idir ?

C’est un ami

Vous avez une tournée cet été ?

Oui, le 1er (Ndlr aujourd’hui), le 2 et le 3 juin à la maison de la culture de Tizi-Ouzou. Les 6 et 7 à l’Atlas, le 12 à Constantine, le 18 à Oran et le 24 à Marseille. J’espère qu’il y aura d’autres dates, à Béjaïa par exemple, j’aimerais tellement la faire, mais ce n’est pas de ma faute, on ne m’y a jamais invité.

Entretien réalisé par Kamela Haddoum.


01/06/2017
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Pour l’attribution d’un Doctorat Honoris Causa à Lounis Aït Menguellet

APPEL Pour l’attribution d’un Doctorat Honoris Causa à Lounis Aït Menguellet par l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou

Vu que le Doctorat Honoris Causa est une marque de distinction attribuée par une université à une personnalité ayant marqué de son sceau propre un domaine particulier lié à la littérature, la science, l’histoire ou tout autre champ d’intérêt scientifique,
Vu que notre université porte le nom de Mouloud Mammeri, romancier mais surtout anthropologue qui, sa vie durant, a mis au jour, par un travail scientifique, l’importance de la création poétique en réhabilitant la production amazighe dans ses multiples dimensions et qu’il avait émis, peu de temps avant sa disparition, le vœu de faire de l’œuvre de Lounis Aït Menguellet son objet de recherche,
Vu que notre université a été, dès sa création, le centre de l’innovation sociale, politique et scientifique et le réceptacle de créations hors murs universitaires à travers conférences, journées d’études, colloques, publications...,
Vu que l’officialisation de la langue tamazight dans la nouvelle constitution ne peut rester juste un principe sur papier mais qu’elle doit être suivie d’effets concrets,
Vu que l’heure est venue de travailler à rapprocher et à réconcilier l’institution universitaire avec la société dans une perspective de connaissance et de reconnaissance mutuelles,
Vu que l’œuvre de Lounis Aït Menguellet commencée depuis cinquante ans est à l’acmé d’un art inégalé produite dans notre langue ancestrale, nationale et officielle,
Vu que dans le domaine du langage, de la création poétique, l’œuvre de Lounis Aït Menguellet est un fulgurant progrès d’une humanité verbale et que ses textes sont pour beaucoup d’enseignants et d’étudiants des supports pédagogiques extrêmement précieux,
Vu que cette œuvre monumentale incontestable est déjà, depuis longtemps, l’objet d’études à tous les niveaux de cursus universitaires en Algérie, en Europe, en Amérique du Nord et dans de nombreux autres pays (les centaines de mémoires de Licence, de Master et de thèses de Doctorat qui lui sont consacrés de part le monde en témoignent).
Nous, enseignants universitaires, signataires du présent appel, sollicitons avec conviction et solennité toutes les autorités scientifiques de notre université pour l’attribution du Doctorat Honoris Causa à Lounis Aït Menguellet.
Cette distinction que nous devons à ce grand poète pour sa production littéraire est, du même coup, un hommage symbolique à rendre à notre mentor Mouloud Mammeri dans le cadre d’une transmission généalogique et transgénérationnelle. Il y va de notre honneur à toutes et tous d’agir en synergie pour atteindre cet objectif dans une sérénité retrouvée. Notre université en ressortira grandie.
 
Premiers signataires :
Dr CHEMAKH Said, Maître de conférences, Département de langues et Cultures Amazighes, Université M. Mammeri de Tizi-Ouzou. Mlle FLICI Kahina Maître Assistante, Département de langues et Cultures Amazighes, Université M. Mammeri de Tizi-Ouzou.

17/02/2017
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Lounis Aït Menguellet [article tiré de wikipedia.fr].

Lounis Aït Menguellet

 

 

 

Lounis Aït Menguellet (Lewnis At Mangellat suivant la graphie kabyle), de son vrai nom Abdenbi Aït Menguellet (né le 17 janvier 1950 (67 ans) à Ighil Bouammas en Algérie) est un poète et chanteur algérien d'expression kabyle

Lounis Aït Menguellet est certainement l'un des artistes les plus populaires de la chanson berbère contemporaine, un poète qui est devenu l'un des symboles de la revendication identitaire berbère. À propos des évènements qui ont secoué la région de Kabylie ces dernières années, il dit que, égale à elle-même, la région est un bastion de la contestation et qu’elle a toujours été à l'avant-garde des luttes. « Je parle de la kabylie à ma façon, afin d’apporter quelque chose pour que les choses évoluent », avant de s’empresser d'ajouter qu'il ne fait jamais de politique.

Nombreux sont ceux qui considèrent que la carrière de Lounis Aït Menguellet peut être scindée en deux parties selon les thèmes traités : la première, plus sentimentale de ses débuts, où les chansons sont plus courtes et la seconde, plus politique et philosophique, caractérisée par des chansons plus longues et qui demandent une interprétation et une lecture plus approfondie des textes. Ay agu (Brume), Iḍul s anga a nruḥ (Le chemin est long), Nekwni s warrac n Ledzayer (Nous, les enfants d’Algérie) : Aït Menguellet choisit délibérément dans ses concerts récents de chanter ces poèmes, plus longs et plus composés, comme une invitation lancée à son public à une réflexion et à une découverte.

En présentant son nouvel album à la presse, le 16 janvier 2005, à la veille de sa sortie le jour de son cinquante-cinquième anniversaire, à la Maison de la Culture de Tizi Ouzou, Lounis a fait remarquer que « l'artiste ne fait qu’attirer l’attention des gens sur leur vécu et interpeller leur conscience. C’est déjà une mission et je ne me crois pas capable d’apporter les solutions aux problèmes. » Aigri [réf. nécessaire] par la situation sociale et politique de son pays déchiré, Lounis puise de moins en moins dans son répertoire de chansons sentimentales qui ont caractérisé ses débuts.

Sommaire

Biographie

Une enfance marquée par la guerre d'indépendance

Dernier né d’une famille de six enfants - il a trois sœurs et deux frères -, Lounis Aït Menguellet naît dans le village Ighil BoamasIboudraren, près de Tizi Ouzou en Haute Kabylie le 17 janvier 1950, un peu plus de quatre ans avant le déclenchement d'une guerre d'indépendance qui apportera, après sept années d'une guerre sans merci, l'indépendance à son pays.

Le sage a dit

 

Après près de quarante ans de carrière, plus de 200 chansons produites (il affirme être incapable lui-même d'en donner le nombre exact) et une notoriété bien établie, Lounis Aït Menguellet est toujours resté « ce campagnard fier », « ce montagnard au fort caractère », essayant de couler des jours paisibles dans son village d'Ighil Bouammas près de Tizi Ouzou. « La vie au village n’est pas aussi ennuyeuse qu’on le pense. Le village où l’on est né présente des attraits que d’autres personnes ne peuvent pas voir. Le fait de me réveiller le matin et de voir la même montagne depuis que je suis né m’apporte toujours quelque chose. »

Victime d'un lynchage médiatique en 2001, lié à la situation difficile que connait l'Algérie depuis le début des années 1990, il écrit deux ans plus tard Neğayawen amkan (Nous vous cédons la place), qui est censée être une chanson-réponse à cet évènement dont il refuse de parler.

En 2005, il sort un nouvel album Yennad Umɣar (Le sage a dit), et fait remarquer que la sagesse qu’il chante dans ses chansons est puisée chez les petites gens qu’il côtoie. Le titre le plus long de l'album - il dure 8' 22" - Assendu n waman (Les brasseurs de vent) dénonce à la fois les manipulateurs d’opinion qui ont un rang officiel, mais également, toutes les voix officieuses, partisanes, généralement adeptes de la politique politicienne. Lounis constate que les brasseurs de vent « viennent, promettent. Et reviennent, oublient. Et disent, c’est ainsi que se font les choses. » Nul acteur politique n’est épargné, et c’est justement ce que certains reprochent à Aït Menguellet : son manque d’engagement. Il rétorque qu’il n’est pas chanteur engagé par vocation. Lui, il est humaniste, rebelle, observateur et porte-voix des petites gens, des humbles, de toutes ces voix écrasées par toutes sortes d’hégémonies, que l'on ne laisse jamais s'exprimer.

Un poète à la voix envoûtante

Ni philosophe, ni penseur, tout juste poète (« on me le dit si souvent que je commence à y croire »), Lounis Aït Menguellet s'interdit, dans ses chansons, de donner des leçons. « Je ne fais que de l’observation. Elle peut être juste ou fausse. Mes mots ne sont pas des vérités générales. Mais, quand je les dis, ça me fait du bien. » Avec des mots simples, il raconte la vie des gens simples qu'il côtoie, et sait transmettre une émotion qui touche un public de plus en plus nombreux, qui se presse à ses concerts. Et, avec modestie, il ajoute : « Je suis un homme ordinaire, plus ordinaire que les ordinaires. »

La voix envoûtante et profonde de Lounis Aït Menguellet porte un chant qui vient du fond des âges ; c'est celle des troubadours du Moyen Âge, celle des musiciens traditionnels de tous les peuples qui ont su préserver leur âme. Par sa seule magie, cette voix chaude transporte ceux qui l'écoutent au cœur de la Kabylie. Troubadour, chanteur-compositeur, Aït Menguellet perpétue cette tradition orale des montagnes kabyles qu'a si bien mise en évidence avant lui le grand poète Si Mohand, décédé en 1906, et qu'a chantée Taos Amrouche, sœur du poète Jean Amrouche, décédée en exil, en Tunisie.

Le chantre de la chanson kabyle

 

Lounis Aït Menguellet part sans cesse à la source pour puiser « une prose littéraire orale, cette prose amazigh traditionnelle dans ses différentes formes d’expression autour desquelles a évolué la mémoire collective de la société », fait remarquer Mohammed Djellaoui, auteur d'un essai sur la poésie d'Aït Menguellet, et il ajoute que le poète « met la légende et la vertu au service d’une cause ».

Cette cause, c'est celle de la culture berbère. Longtemps marginalisée, réduite à un genre mineur, la chanson kabyle, grâce à Lounis Aït Menguellet, a renoué avec le fonds traditionnel berbère qu'a chanté avant lui Slimane Azem, interdit d'antenne dans son pays durant plus de vingt-cinq ans. L'auteur de « Asefru » a su créer des formes et des structures propres à sa poésie en jouant sur l’ambiguïté de sens des mots qu'il utilise, permettant une interprétation pluridimensionnelle de la part de ses auditeurs.

En avril 1980, lorsque le wali de Tizi Ouzou décida d'interdire une conférence de l'anthropologue Mouloud Mammeri sur « La poésie ancienne des Kabyles », la population de la ville, puis des régions avoisinantes, sans parler d'Alger, où les Kabyles sont majoritaires, se souleva, à l'appel des étudiants, pour défendre, à travers les poètes anciens, la langue des ancêtres. L'un de ses défenseurs les plus ardents fut Aït Menguellet :

« Reconnais ce qui est tien

Prends garde de ne jamais l'oublier!...

Langue kabyle

Celui qui t'aime

Te sacrifie sa vie

Il te vénère

Et pour toi garde la tête haute

C'est grâce à tes enfants

Que l'Algérie est debout. »

« Pourquoi cette véhémence ? » se demande l'écrivain Kateb Yacine dans la préface qu'il écrivit en 1989 pour le livre de Tassadit Yacine « Aït Menguellet chante », et il répond : « C'est que tamazight, notre langue nationale, depuis des millénaires, est à peine tolérée, pour ne pas dire proscrite, dans l'Algérie indépendante ! ».

La puissance des chansons de Lounis réside dans la qualité de ses textes, la force du verbe : « La paix demande la parole : je suis contrainte de t'abandonner, pays pour qui j'ai l'âme en peine / Ils m'aiment en me comparant à une perdrix / Belle quand je leur sers de festin… », dit l'un de ses textes. Ou cet autre, qui clame : « Nous avons chanté les étoiles, elles sont hors de notre portée / Nous avons chanté la liberté, elle s'avère aussi loin que les étoiles. »

Conscient du rôle essentiel joué par la chanson pout le maintien et la sauvegarde de la langue kabyle, Lounis Aït Menguellet effectue, au travers de ses chansons - dans lesquelles le texte et la langue tiennent une place primordiale - un véritable travail de mémoire pour sa langue maternelle. La défense de sa langue est l'une de ses raisons de vivre : « La chanson a toujours porté à bout de bras l’âme kabyle, l’essence algérienne. Il y a plein de Kabyles qui ont appris leur langue grâce à la chanson ». Les mots du kabyle lui parlent et il continue à en découvrir : « La langue, c’est la mère, la terre. »

Chanteur à textes, Lounis Aït Menguellet n’en a pas moins introduit une recherche musicale plus élaborée dans ses chansons depuis que son fils Djaâffar, musicien lui-même, fait partie de son orchestre, qui ne dépasse pas quatre membres (deux percussionnistes, un guitariste et son fils qui joue au synthétiseur et à la flûte).

À propos de la chanson kabyle, Lounis Aït Menguellet considère qu'elle se porte plutôt bien, dans la mesure où il y a toujours de jeunes artistes qui émergent. « Il y a d’un côté, la chanson rythmée que demandent les jeunes, mais il y a aussi le texte qui reste une chose fondamentale dans la chanson kabyle», souligne le poète pour qui la chanson engagée est avant tout une liberté d’expression.

De nombreux ouvrages et études ont été consacrés à son œuvre en tamazight, en arabe et en français.

Hommage de Kateb Yacine

Dans un texte à propos de la défense de la langue kabyle, le grand écrivain algérien Kateb Yacine, décédé en 1989, rend hommage à Lounis Aït Menguellet :

« (…) Et comme l'ignorance engendre le mépris, beaucoup d'Algériens qui se croient Arabes - comme certains s'étaient crus Français - renient leurs origines au point que le plus grand poète leur devient étranger :

J'ai rêvé que j'étais dans mon pays

Au réveil, je me trouvais en exil

Nous, les enfants de l'Algérie

Aucun coup ne nous est épargné

Nos terres sont devenues prisons

On ferme sur nous les portes

Quand nous appelons

Ils disent, s'ils répondent,

Puisque nous sommes là, taisez-vous !

Incontestablement, Lounis Aït Menguellet est aujourd'hui notre plus grand poète. Lorsqu'il chante, que ce soit en Algérie ou dans l'émigration, c'est lui qui rassemble le plus large public ; des foules frémissantes, des foules qui font peur aux forces de répression, ce qui lui a valu les provocations policières, les brimades, la prison. Il va droit au cœur, il touche, il bouleverse, il fustige les indifférents :

Dors, dors, on a le temps, tu n'as pas la parole.

Quand un peuple se lève pour défendre sa langue, on peut vraiment parler de révolution culturelle  »

Kateb Yacine (Extrait de « Les ancêtres redoublent de férocité »).

Discographie

La discographie de Lounis Ait Menguellet comporte à peu près 222 chansons

1967-1974 : Période des 45 Tours, environ 70 titres.

( 1975 ) : Telt yam - Taghzalt 33 tours voix du globe Edition Kan Cléopâtre, Brahim Ounassar.

 

1976 : Anida n-teğğam mmi

 

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1977 : Amjahed

  • 1978 : Live à l'Olympia

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1978 : Aεṭar

 

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1979 : Ay agu

 

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1981 : A lmus-iw

 

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1982 : Ṭṭes ṭṭes

 

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1983 : A mmi

 

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1984 : Ǧğet-iyi

 

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1988 : « Les années d'or » 48 titres, reprises en 6 K7 des 45 tours des débuts

 

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1986 : Asefru

 

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1989 : Acimi (Asefru)

 

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1990 : Abrid n temẓi (Tirga n temẓi)

 

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1992 : A kwen-ixḍaε Rebbi

 

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1993 : Awal

 

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1996 : Iminig n yiḍ

 

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1997 : Siwel-iyi-d tamacahut

 

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1999 : Inagan (Tiregwa)

 

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2001 : Inasen

 

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2005 : Yenna-d wemγar

 

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2010 : Tawriqt Tacebḥant

 

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2014 : Isefra

 

1976 : Anida n-teğğam mmi

 

Bibliographie

Tassadit YacineAït Menguellet chante, Préface de Kateb Yacine, Paris, la Découverte, 1989.

Mohammed Djellaoui, L’image poétique dans l’œuvre de Lounis Aït Menguellet - Du patrimoine à l’innovation (Essai) - Éditions Les Pages Bleues, Alger, 2005.

Chabane Ouahioune, Randonnée avec Aït Menguellet, Alger, éd. Inayas, 1992.

Moh Cherbi & Arezki Khouas Chanson kabyle et Identité berbère 1998

  • Belkacem Sadouni, Traduction des textes en arabe 2009

Farida Aït Ferroukh, Situation d'impasse et agents de la culture, Algérie, ses langues, ses lettres, ses histoires. Balises pour une histoire littéraire (A. Bererhi, B. Chikhi éds). Blida, Mauguin : 2002.

Ali Chibani, Tahar Djaout et Lounis Aït Menguellet. Temps clos et ruptures spatiales, Paris,L'Harmattan, 2012 et Alger, Koukou Editions, 2014. [1] [archive]

 

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lounis_A%C3%AFt_Menguellet


05/02/2017
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Lounis Aït Menguellet..., par Hacène HIRECHE

 


Lounis Aït Menguellet au Zénith de Paris le dimanche 15 janvier 2017 - 50 ans de chefs-d’œuvre !

 

Lounis Aït Menguellet a commencé sa carrière d’artiste à l’âge de 17 ans en 1967 à la chaine II de la radio d’Alger. Entouré de Chérif Kheddam et de Kamel Hamadi, fortement inspiré par Taleb Rabah, l’élève ne tarda pas à dépasser les Maîtres. Son premier poème chanté «Ma trud ula d nek akter», inaugure d’emblée, dans la consistance, la traduction du monde sensible du jeune homme qu’il était et celui de toute sa génération.

Tayri, une zone de danger

Amoureux encore insatisfaits, les jeunes et moins jeunes de cette époque (les années 1960-70) qui portent encore les stigmates des déchirements terribles de la "guerre et de l’après-guerre", vivent une misère affective faite de désirs inassouvis, d’ardeurs brimées, d’élans retenus (Idaq wul ; Sligh i wtaxi ; Ma selbegh,…).

Pour la société kabyle d’alors, l’amour est une zone de danger, un lieu de désirs impossibles, un périmètre clos qui paralyse la vie intérieure faite de fougue et de bouillonnements, un espace qui étouffe les cœurs et leurs palpitations. C’est à ce tabou de l’amour transi que Lounis va s’attaquer de façon frontale dans la première partie de sa carrière artistique. (Urjigh ; Lehlak…).

Compte tenu du contexte de l’époque, la poésie de Lounis va fuser tel un volcan mais pas le volcan qui se lâche et explose, qui éclabousse de ses jets incandescents. C’est plutôt le volcan qui implose mais atténue, apaise, tamise et retient le brasier du dedans (Nnughegh yid-ek ay ul-iw). Bref ! Une poésie thérapeutique qui libère la parole mais la libère dans un élan lucide régulateur d’ardeurs. (Bghigh ad d inigh ad yifsus wul-iw)
Les combinaisons verbales dans la poésie menguelletienne sont totales. L’une après l’autre, les strophes débordent de vérité. Elles font jaillir des sentiments, remuent des champs émotionnels qui deviennent feu dont la cendre, emportée par le vent, s'élève pour rejoindre les nuées. Puis, elle se régénère et redescend féconder les roseraies sur lesquelles déteignent, avec congruence, les couleurs de l’arc-en-ciel semblables à l’éclat de la bien-aimée. (Iɣed nni ara iddem waḍu, ad t izraâ sdat wexxam....).
Alors, si Slimane Azem a fait entrer la musique radiophonique dans les foyers kabyles où jusque-là elle n’était point admise, Lounis Aït Menguellet y introduit tayri (l’amour) par la grande porte (A lwaldin anfet iyi). Les sujets les plus tabous de la société, les plus frappés d’omerta, viennent enfin se dénouer, comme par magie, dans le mystère du verbe ciselé. C’est que les sociétés acceptent "le langage du changement" cher au psychothérapeute américain Paul Watzlawick, quand ce changement vient d’un mentor. Ce fût aussi le cas pour Si Muhend u Mhend qui ne connut pas de censure dans la  société kabyle du 19ème siècle pourtant en proie à la ruine et à la désolation.

A coup sûr, ce dimanche 15 janvier 2017, Lounis reprendra au Zénith de Paris ces thèmes de jeunesse d’habitude présents au cœur d’un répertoire toujours réclamé par ses fans. Un répertoire où l’effusion se fige à couper le souffle et où la vie sentimentale est traduite sous la forme d’un frisson continu, d’une ivresse interminable, d’un amour candide (Ah Lwiza ttrugh ula d nekkini).

Le sens du non-sens

A coup sûr, également, il y abordera les thèmes graves qui font sa singularité.  En effet, sans en avoir l’air, modeste qu’il est, notre "Amghar azemni " se fera tour à tour historien, philosophe, sociologue, lanceur d’alerte... Son verbe constitue un procédé de transformation critique de la pensée dominante, des préjugés sociaux, des fausses évidences répandues et préméditées par les esprits malins (Tamettut par exemple). Avec lui, toute création est un moment propice à la production poétique qui déjoue le prêt-à-penser en mettant en œuvre une démarche réflexive rationnelle et juste. Il s’agit, à l’évidence, d’un mouvement d’ensemble d’élucidation philosophique, ce en quoi le vers menguelletien est l’une des formes les plus élevées de la pensée contemporaine. Les exigences primordiales d’une pensée éclairée sont la rigueur et la congruence. Justement, chaque idée force qui surgit au détour d’une strophe en appelle une autre selon une règle d’enchaînement équilibrée dont Lounis Aït Menguellet détient seul le secret. C’est ce qui fait la spécificité de sa poésie qui épouse souvent les canons des productions romanesques comme dans « Aâli d Waâl ; Ay agu ; Wid iruhen ;Ttibratin » et tant d’autres.

Toute création, tout récital sont également des moments où l’artiste-auteur, lui-même, se laisse entraîner au contact charnel de ses fans, de ses admirateurs, de toutes celles et ceux qui le rencontrent, le regardent et lui tendent l’oreille (Ameddah ur nhebbes di tikli). Ce sont des moments d’attachement et de rupture où le monde prend un sens par le verbe qui le dénude, qui lui ôte les masques. Son engagement discret mais déterminé révèle sa grandeur de poète lucide. Il reflète le domaine électif de ses chants politiques et philosophiques qui donnent du sens au non-sens et met à nu les systèmes incontrôlés (Ahkim ur nesâi ahkim) qui broient l’homme chez lui (A mmi… Yiwen ur t ttqili, lehnana yid-es ad tferqed) et le maltraite dans l’exil (Si lxedma n lluzin s axxam). Dans ses rimes ascendantes, se superposent les termes les plus profonds de notre Histoire passée et présente faite souvent de sang et de larmes (Amacahu, ghef temgert ma ara yers lmus, i tidett ma d teffegh imi). Comme s’y entrevoient, également, les bornes les plus insondables de nos visions faites d’inquiétude, de rage et d’espoirs de  changement (Yibbwas ma ihuz ed wadu…).

Un destin collectif bouleversant

Lounis Aït Menguellet, comme beaucoup de ses compatriotes, a connu les affres de la guerre contre l’ordre colonial et les frayeurs de la guerre dans la guerre. Celle que se sont livrés les Algériens entre eux, celle spécifique livrée contre les Kabyles et celle des Kabyles entre eux. (Mi newwed ar tizi n littaâ, d taâdawt i d nessufugh).

Sa production littéraire chantée sera indissociable de son existence livrée aux caprices imprévisibles de tous ces belligérants. Dès son enfance, ce contexte douloureux lui impose un itinéraire marqué par de nombreux périls, déchirements et traumatismes. Mais ces chocs brutaux, au lieu de l’anéantir, renforcent en lui les ressorts de résilience et produisent son éveil précoce.

Dans ses nombreuses créations, l’on trouve des signes révélateurs des dissensions et douleurs vécues par les siens dans l’exil, dans la guerre et dans l’indépendance confisquée. Leurs ondes de choc continuent de nous terrifier (Lgherba n 1945 ; Amjahed, Ay agu ; Ad kwen ixda3 Rebbi…). L’œuvre d’Aït Menguellet y traduit un destin collectif bouleversant fait de violence, de servitude mais aussi de révoltes et d'amour pour son pays (Arrac n lezzayer), pour sa Kabylie (Izurar f idurar...). D’année en année, il élargit son paysage verbal.  Malgré les tourments et les frustrations auxquels son peuple fait face, il en surgit des bonheurs d’expressions par le biais desquelles son public retrouve à chaque fois la voix de l’artiste libre, la voie de l’homme incorruptible.
Alors que le pouvoir redouble de férocité et que la société est en proie à une spirale déceptive voire dépressive, alors que la chape de plomb continue d’étouffer toutes les voix discordantes et que les victimes du système elles-mêmes s’entredéchirent entre elles, Aït Menguellet garde le cap. Il multiplie, avec une sagesse inflexible, les opportunités pour interpeller les consciences. (In’as i gma ur nezri ; Ay aqbayli ; …). Il suit, pas à pas, les siens et s’inspire de leur condition humaine, de leurs amours, de leurs frustrations, de leurs conflits. Poète sensible et éclairé, il se caractérise par sa façon si particulière de saisir le monde kabyle et ses souffrances et par la nature de la relation qu’il noue avec le monde et le cosmos (A ddunit-iw ; La steqsyegh itran ; Ay itij i d icerqen maççi inu n wiyad…).

 

L’homme, un impétrant vulnérable

En ce 50ème anniversaire du début de son art qui sera célébré avec bonheur au Zénith de Paris, Lounis Aït Menguellet ne se limitera sûrement pas à ces thèmes-là. Avec une force égale et intacte, il clamera, à sa façon, les tourments des hommes qui s’égrènent de génération en génération  et qui submergent les consciences. Il y déroulera une partie de ses "Isefra" (poèmes) où sont gravés ses derniers chefs-d’œuvre. Il s’agit d’une démarche philosophique, intellectuelle qui nous interpelle avec audace et détermination en ces temps où les pensées politique, religieuse ou consumériste sont terriblement anesthésiantes, gravement aliénantes.  Il y sera question, entre autres, de dette accablante (ddin amcum). Pas forcément celle de l’usurier mais celle qui étreint corps et âme jusqu’à la servitude dont parlent Spinoza et Freud, (Ttlaba f yiri-s). La dette au front, siège d’une humiliation affichée qui resurgit chaque jour au rythme des appels pathétiques des "hommes-horloge" réglés sur le méridien de l’Est. Cette dette-là, clame le poète, les hommes ou plutôt beaucoup d’hommes, craignent de ne jamais pouvoir la rembourser. Ils la croient tellement exorbitante qu’il leur semble impossible de l’acquitter sans se tourner vers le Levant la tête inclinée jusqu’à terre (Lukan s tgecrar ara tkerzem, negh s unyir ara tmegrem, yali yemghi d kul lxir). Cela, non pas parce que cette dette est effectivement dans la démesure mais parce que tout se passe comme si une relation hypnotique liait un donateur invisible et omnipotent à un impétrant vulnérable, indéfiniment reconnaissant et fier du bon devoir de sa soumission. Une soumission qu’il pense féconde tant il y voit l’accès incontournable au bonheur parfait du tombeau (Ttes, ttes mazal lhal…). La foi en sa dette est si grande que l’homme, ainsi conditionné, est convaincu qu’il lui reste encore et toujours des fautes à expier, des obligations à ritualiser, des génuflexions à exécuter. Il faut avoir été modelé jusqu’à l’aliénation, et de plus en plus de gens le sont à mesure que notre culture s’effondre, pour que soit à ce point éteint l’esprit critique (Isendyaq n lkif i gh-ed tcegâam nettef iten).

Doctorat Honoris Causa

Notre « amghar azemni » assume explicitement. Pour lui, une rupture est toujours possible. Elle repose sur l’existence en chaque homme d’une capacité de juger, d’un pouvoir de penser autrement et librement lors même que cet accomplissement semble rudement contrarié. Dans cette perspective, Lounis Aït Menguellet se réveille résolu et, avec détermination, il se débarrasse du fardeau de la dette en réglant ses comptes (Yiwen wass kkregh-ed tasebhit…rtahegh si ddin amcum). La pensée, pour lui, doit redevenir libre. C’est un processus de première nécessité pour son peuple. Sa vie durant, il s’est efforcé de rendre cette idée manifeste et il a défini, sans concession, les sujets de réflexion auxquels elle peut s’appliquer. Pour notre poète, la liberté de penser et d’agir est à la fois la fin à atteindre et le moyen de l’atteindre.

Les enseignements de notre « amusnaw » doivent être, à l’évidence, indissociables du travail de réflexion à mener par nos écoles et nos universités dans lesquelles l’œuvre de Lounis Aït Menguellet mérite toute sa place. Les intégrer dans les savoirs scolaires et universitaires contribuerait à réconcilier ces institutions avec la société. C’est pourquoi, je conclus cette modeste contribution en invitant les étudiants, les enseignants, les responsables pédagogiques et administratifs de l’université de Tizi-Ouzou Mouloud Mammeri (autre géant de la pensée kabyle) à se mobiliser pour que soit attribué à Lounis Aït Menguellet le Doctorat Honoris Causa. Le colloque sur son œuvre qui s’y tiendra en mars prochain, coordonné par le professeur Nora Tigziri, peut être une formidable opportunité pour exprimer, par la remise de ce titre, toute la reconnaissance d’un peuple à son « amusnaw ». Que le Poète me pardonne de ne l’avoir pas consulté pour une telle démarche comme je ne  l’avais pas fait non plus en 2011 pour exprimer publiquement mon vœu de voir le Prix Nobel de littérature lui être décerné, un vœu aujourd’hui largement partagé notamment depuis la consécration de l’artiste américain Bob Dylan.

 

Bon anniversaire Lounis !

 

Hacène HIRECHE (universitaire et consultant – Paris)


05/02/2017
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